Les dépenses imputables aux «repas seuls» ont augmenté de 153% entre 2010 et 2019 en France, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie et en Espagne, selon Circana.«Je le vois comme un moment pour moi» : ces Français qui n’hésitent pas à manger seul au restaurant

Les dépenses imputables aux «repas seuls» ont augmenté de 153% entre 2010 et 2019 en France, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie et en Espagne, selon Circana. Shutterstock

«Autrefois perçu comme inhabituel, manger seul est devenu un véritable mode de vie», pointait récemment une étude européenne du cabinet Circana. Même si elle reste minoritaire, cette pratique semble de plus en plus répandue en France, obligeant les restaurateurs à s’adapter.

Pour Daniel, jeune actif parisien de 25 ans, manger seul au restaurant est «tout à fait banal». Il pratique très volontiers ce que les anglophones appellent le «solo dining». Pour profiter d’un repas, se recentrer ou encore prendre le temps, le jeune homme réserve, sans le moindre complexe, «une table pour un». Pour lui, c’est l’occasion de «profiter de son repas, d’un verre de vin» ou encore «d’un plateau de charcuterie». Seul au restaurant, il confie même «plus se lâcher» et s’offrir «ce qu’il n’ose pas s’offrir en groupe». Marion, 30 ans, dit être une adepte des repas au resto en solo notamment lorsqu’elle est en déplacement professionnel. «Je peux prendre un bouquin ou appeler quelqu’un. C’est un moment de calme, de pause dans la journée.»

Daniel et Marion sont loin d’être des cas isolés. Serveuse dans un restaurant italien de la capitale il y a peu, Catalina, 19 ans, a observé que les clients venant seul «ne sont pas rares», souvent à l’occasion du déjeuner. Ils sont de «de tous sexes» et «de tous âges», ajoute-t-elle. En revanche, ces «mangeurs solitaires» n’ont pas tous la même philosophie : certains prennent leur temps, d’autres sont pressés, d’aucuns sont bavards, d’autres taiseux. «Autrefois perçu comme inhabituel, manger seul est devenu un véritable mode de vie, redéfinissant les habitudes alimentaires des Européens et connaissant un essor considérable sur les cinq principaux marchés de l’UE» (France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie et Espagne), relevait en septembre dernier une étude du cabinet Circana. Elle rapportait ainsi que les dépenses imputables aux «repas seuls» ont augmenté de 153% entre 2010 et 2019 dans ces cinq pays. Ces clients solitaires représentent à eux seuls 15,6% de l’ensemble des visites, contre 9,4% en 2016.

«Ça m’arrive de manger au resto seul, mais seulement dans ceux que je connais autour de chez moi, car ce sont des lieux qui me rassurent, raconte Maxime, 27 ans. Et je ne vais que dans ceux où je sais que des tabourets sont orientés vers un mur ou une fenêtre.» Preuve que ce comportement n’est pas encore complètement ancré socialement. «Mais quand je le fais, j’aime bien prendre le temps. Je le vois comme un moment pour moi», ajoute-t-il. Quant à Théo, 30 ans, il lui a fallu un peu de temps avant d’être à l’aise seul au restaurant. «La première fois, j’avais l’impression de revivre le traumatisme du collège de manger seul à la cantine», rit-il.

Une clientèle qui demande «plus de boulot»

Du côté des restaurants, Catalina raconte que, sur les coups de midi, «on peut accueillir jusqu’à 10 personnes seules en même temps». Son restaurant a même aménagé une table contre la devanture de l’établissement, pour accueillir ces personnes seules. Xavier, restaurateur lyonnais de 50 ans, constate également une augmentation de la part de clients «qui viennent seuls». «En soirée, ça reste très minoritaire», nuance-t-il. Pour lui, «pas de quoi changer l’organisation» de sa salle. À l’inverse, lorsque Minh, 43 ans, a ouvert son restaurant vietnamien dans le 15e arrondissement de Paris il y a deux ans, il a «tout de suite pensé aux gens seuls». Il a investi dans une longue table haute, «très pratique pour permettre aux gens seuls de manger et d’optimiser l’espace».

Pour Laurent Fréchet, président de la branche des restaurateurs du syndicat GHR (Groupement national des indépendants hôtellerie et restauration), le «solo dining» est encore loin d’être un phénomène généralisé. Pour autant, cette tendance souligne, selon lui, l’importance du travail en salle, souvent le parent pauvre des métiers de la restauration. Le client solitaire demande en effet «plus de boulot», une attention particulière, davantage d’interactions et révèle le rôle crucial du service, souligne le représentant de l’organisation patronale.

Dans un secteur de la restauration en souffrance«il ne s’agit plus de retrouver les niveaux prépandémie, mais davantage de s’adapter aux nouveaux mécanismes de consommation», estime Jochen Pinsker, expert Europe chez Circana. À titre personnel, Laurent Fréchet dit préférer la table d’hôtes, permettant aux gens seuls de manger aux côtés d’autres personnes, pour la convivialité qu’elle propose.

Manger, une activité sociale

Pour autant, tout le monde ne se sent pas «à l’aise» avec le fait de manger seul au restaurant. Hadrien, linguiste revenu en France après une expatriation d’un an en Chine, rapporte que le regard sur les personnes seules au restaurant n’est pas le même dans les deux pays. «En France , je n’ose pas», confie-t-il. Pour Marie-Chantal Doucet, sociologue québécoise spécialiste de la solitude, manger est une activité éminemment sociale. Le fait de «sortir seul au restaurant» est, pour elle, un pas de plus dans la solitude déjà très présente dans nos sociétés. Cela revient à «accepter de porter sa solitude en dehors de chez soi», analyse la professeure à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). «Il y a une espèce de norme, lorsque l’on sort au restaurant, qui veut que l’on soit en groupe. Cette tendance est donc une espèce de transgression, une façon d’affirmer le droit d’être seul en public», ajoute la sociologue.

Elle rappelle qu’à Paris ou Montréal, près d’un tiers des ménages sont composés d’une seule personne. Rien de surprenant, donc, à voir le nombre de clients seuls au restaurant augmenter. Selon la docteure en sociologie, cette tendance pourrait signifier un «désir de s’émanciper de cette norme qui dicte que l’on reste chez soi pour manger seul». À titre personnel, Marie-Chantal Doucet confie manger occasionnellement au restaurant seule, lors de voyages ou de colloques. Pour elle, c’est par «manque d’alternatives». Cette pratique en hausse peut aussi être vue positivement : elle pourrait être la «preuve», selon la sociologue, d’une capacité accrue à être «bien avec soi-même».

Source : «Je le vois comme un moment pour moi» : ces Français qui n’hésitent pas à manger seul au restaurant