Emmanuel Le Roch (Procos) : inquiétudes et perspectives du commerce spécialisé en France
Entrée en vigueur début août, l’application étendue du passe sanitaire concerne directement les grands magasins et les centres commerciaux de plus de 20 000 mètres carrés. Dans ce contexte, Actu Retail s’est entretenu avec Emmanuel Le Roch, délégué général de la fédération représentative du commerce spécialisé (Procos).
Les magasins du commerce spécialisé ont de nouveau subi, au premier semestre, une longue période de fermeture. Nous sommes désormais à plus de la moitié de l’année 2021 : dans quelle situation se trouve aujourd’hui le commerce spécialisé ?
Emmanuel Le Roch : En moyenne, au terme des sept premiers mois de l’année 2021, le commerce spécialisé a réalisé un chiffre d’affaires inférieur de 20 % à celui de 2019. Nous sommes donc fortement impactés par la crise. C’est le cas, en particulier, de l’équipement de la personne, tandis que les secteurs de la maison et du sport ont plutôt bien résisté. Tous les professionnels de l’habillement et de la beauté/santé ont grandement souffert et peinent à rattraper, depuis la réouverture des magasins, ce qui a été perdu.
La situation du commerce spécialisé dépend aussi fortement des lieux d’exploitation. Les grandes métropoles, notamment Paris, subissent davantage les conséquences de la crise et les contraintes relatives aux mobilités. Le télétravail a beaucoup d’impact. Les centres commerciaux sont également durement affectés, ayant été fermés trois mois et demi contre un mois et demi pour les autres magasins.
Les commerçants jonglent entre les problèmes de fermeture et d’aides qui ont du mal à arriver, même si l’État a été très présent au travers par exemple du chômage partiel. Certaines aides sont prévues mais ne sont pas obligatoirement perçues. Cela implique, pour les professionnels, un exercice d’équilibriste en matière de trésorerie et d’anticipation des mesures susceptibles d’être adoptées. Si l’on doit résumer, nous vivons dans un climat d’incertitude, très chaotique, de restrictions successives, d’ouverture et de fermeture. Il y a beaucoup d’inquiétude, clairement, chez les acteurs du marché.
Quelles sont vos prévisions pour les prochains mois ? Comment envisagez-vous l’avenir ?
Emmanuel Le Roch : Le premier sujet est celui de l’incertitude de la situation sanitaire. Nous pensions tous, il y a un an déjà, sortir de cette crise et pourtant nous y sommes toujours plongés. Je pense que nous le resterons tant que nous n’aurons pas appris à vivre avec ce virus. Il existe un lien étroit entre consommation et confiance. Or, les semaines qui viennent demeurent dépendantes de l’évolution de la vaccination. C’est le vaccin qui devra nous permettre de revivre un peu plus normalement, malgré un virus appelé à circuler pour un moment encore. Nous sommes toujours dans une phase où l’on espère que la Covid va disparaître prochainement. Cela n’arrivera pas, malheureusement.
Pour autant, certains éléments sont rassurants pour l’avenir. Nous avons observé que les clients répondent présents dès que les magasins rouvrent. Cela témoigne d’une appétence intacte pour la consommation. Par ailleurs, la Covid a accéléré des transformations importantes, liées à nos modes de consommation. Une partie des Français se sont interrogés sur leurs achats et consommeront probablement plus sobrement à l’avenir, ce qui favorisera le développement des marchés de l’occasion et de la location. Une autre partie de la population, impactée économiquement par la pandémie, va rester attachée à la problématique du pouvoir d’achat. Selon nous, le discount a encore de beaux jours devant lui. Cela risque de conduire à une bipolarisation des consommateurs.
Ensuite, le rapport entre les villes moyennes et les métropoles s’est inversé. Avant-crise, ce sont les villes moyennes qui étaient en danger. Aujourd’hui, leur situation ne s’est pas améliorée mais ne s’est pas non plus dégradée. Dans les métropoles comme Paris, au contraire, il est probable que les niveaux de consommation aient reculé. Cela s’explique par le maintien durable d’une partie des travailleurs à leur domicile, un à trois jours par semaine. Ces temps d’absence des zones de bureau et des lieux de flux vont avoir des impacts non négligeables, en provoquant des transferts de consommation entre les grands pôles (la Défense, boulevard Haussmann, Rivoli, etc.) et les espaces plus proches des domiciles des individus. C’est probablement l’un des effets les plus importants de la Covid sur le commerce physique.
Enfin, la crise sanitaire a entraîné le développement de l’omnicanalité. Il n’y aura pas de retour en arrière. Les commerçants physiques ont renforcé leur présence en ligne. L’accélération du e-commerce n’a pas uniquement profité aux grandes plateformes dématérialisées, de type Amazon. Elle a également solidifié les modèles combinant présence physique et numérique, mais il faudra trouver de nouveaux équilibres (loyers, coûts d’exploitation et autres) pour éviter la fermeture d’un trop grand nombre de magasins.
Comment accueillez-vous la mesure du passe sanitaire ?
Emmanuel Le Roch : Forcément, nous l’accueillons avec un peu de réserve et d’inquiétude. Le passe sanitaire aura une incidence sur la fréquentation des centres commerciaux et des grands magasins concernés. Mais nous avons en tête que l’objectif numéro un est l’augmentation du taux de vaccination de la population. Si l’utilisation du passe sanitaire dans des lieux de commerce doit inciter et donner une raison supplémentaire à se faire vacciner, c’est un moindre mal. Et cela permettra aussi que ce régime de passe sanitaire soit le plus court possible.
Alors oui, il y a bien de l’inquiétude car il est impossible que le passe sanitaire ne réduise pas la fréquentation des centres commerciaux, d’autant plus dans une période aussi importante que celle de la rentrée scolaire. Nous ne pensons bien sûr pas que les consommateurs feront des tests uniquement pour effectuer leurs courses en centre commercial, alors qu’ils peuvent se rendre ailleurs. Nous espérons que le gouvernement sera présent pour soutenir les commerçants qui en subiront les conséquences. En considérant que c’est un mal nécessaire pour l’ensemble de la société, cette mesure doit être accompagnée par l’État pour ne pas pénaliser les professionnels implantés dans les centres commerciaux.
Entre l’essor du e-commerce et de la consommation responsable, la crise sanitaire a provoqué plusieurs transformations de fond. Estimez-vous que la consommation post-Covid sera radicalement différente de celle que nous connaissions jusqu’ici ?
Emmanuel Le Roch : Je ne le crois pas. Certes, des travaux comme ceux de l’Observatoire de la société et de la consommation (ObSoCo) démontrent qu’une conscience écologique s’est accrue. La préoccupation relative aux enjeux environnementaux, que ce soit du côté des consommateurs ou des commerçants, a connu une forte accélération, c’est une certitude et une évolution positive. Cependant, on ne ressent pas un bouleversement pour l’ensemble de la population.
Peut-être cela arrivera-t-il un jour, mais nous n’avons pas changé de mode profond de consommation. Nous sommes toujours dans un schéma où la consommation fait intrinsèquement partie de la qualité de vie et du bien-être des individus. Pour changer de modèle, il faut offrir d’autres perspectives et ne pas se contenter d’appeler à faire moins qu’avant. La consommation reste centrale dans notre rapport au plaisir et au « faire plaisir ». Il y a donc une accélération et une forte évolution des comportements, mais pas de rupture nette.
L’omnicanalité et le télétravail modifient notre rapport aux territoires : comment définiriez-vous la nouvelle géographie de la consommation ?
Emmanuel Le Roch : L’omnicanalité et le télétravail changent en effet notre mobilité et donc nos lieux d’achat. En télétravail, les individus consomment à côté de chez eux voire pas du tout. Idem, la réduction des trajets pendulaires induit une évolution défavorable aux gares et autres lieux accueillant des flux de courte distance. À l’inverse, cela peut être avantageux pour les plus longues distances. Le télétravail permet aux individus d’habiter plus loin, puisque celui-ci déconnecte le lieu de travail du lieu de vie.
C’est plutôt négatif pour les grands espaces de commerce implantés à proximité des zones de flux, à l’instar du Forum des Halles à Paris ou de Lyon Part-Dieu. Les restaurateurs seront directement concernés, puisqu’il ne s’agit pas d’une consommation reportable. Il n’y aura pas de retour à l’avant-Covid pour ces espaces. Les commerces proches des lieux d’habitation seront quant à eux favorisés, tels que les centres commerciaux de périphérie et les centres de plus petites villes.