Face à la crise, le vin argentin contraint d’évoluer

Cinquième producteur mondial de vin, l’Argentine traverse une grave crise qui affecte la consommation nationale et fragilise le secteur. Essor des exportations, ouverture au tourisme, nouveaux produits : les fabricants misent sur différentes stratégies pour survivre.

 

 

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Depuis 2005, la famille Perulán produit principalement du tannat et du malbec, ce cépage puissant devenu marque de fabrique de l’Argentine.

Les vendanges sont finies depuis plusieurs jours mais quelques grappes sombres s’accrochent encore aux pieds de vignes. Natalia Perulán en détache une délicatement, rabat sa longue natte sur son épaule gauche et poursuit le tour de son petit vignoble familial. A Maipu, zone de concentration de bodegas (maisons spécialisées) de toutes tailles, Natalia et son père Miguel, tous deux oenologues, entretiennent avec passion leurs deux hectares de vignes. Depuis 2005, la famille Perulán produit principalement du tannat et du malbec, ce cépage puissant devenu marque de fabrique de l’Argentine. Leur production annuelle, entièrement destinée au marché local, s’élève à près de 25.000 bouteilles. « Un volume important pour une bodega de petite taille », fait remarquer Miguel.

Ce qui nous maintient à flot, c’est que nous sommes propriétaires des lieux. Mais autour de nous, beaucoup n’ont pas cette chance et ont dû jeter l’éponge.

Seulement, ces derniers temps, les bouteilles ont tendance à s’attarder un peu trop longtemps dans les caves de la maison Perulán. « En deux ans, nos ventes se sont effondrées de 50 %, constate amèrement Natalia. Ce qui nous maintient à flot, c’est que nous sommes propriétaires des lieux. C’est une structure familiale, sans employés. Mais autour de nous, beaucoup n’ont pas cette chance et ont dû jeter l’éponge. »

Natalia Perulán dans le vignoble de la bodega familiale.

Natalia Perulán dans le vignoble de la bodega familiale. Aude Villiers-MoriameUn sentiment d’inquiétude domine dans la région de Mendoza. C’est ici, au pied de la cordillère des Andes, qu’est produite la majeure partie du vin argentin. Après deux mauvaises récoltes successives (2016 et 2017) notamment dues aux pluies, 2018 a été une année noire pour l’industrie vitivinicole du pays. Malgré un meilleur climat, en l’espace d’un an, les ventes de vin sur le marché local se sont contractées de 7 %.

Consommation nationale au plus bas

Jamais les Argentins n’ont bu si peu de vin. De 90 litres par an et par habitant dans les années 1970, ils sont passés à 30 en 2007 et à 18 litres l’an dernier. C’est une tendance mondiale : les Français aussi boivent moins qu’avant – même s’ils continuent de s’imposer en tête du classement mondial avec plus de 40 litres par an et par personne. En Argentine, cette chute vertigineuse s’expliquerait en partie par les changements de rythmes de vie des habitants : « Les employés ne rentrent plus chez eux déjeuner à midi, ils ne font plus la sieste avant de reprendre le travail », indique ainsi Sergio Villanueva, président du Fonds vitivinicole, organisme chargé de la promotion du vin dans le pays.

Le vin est un bien de luxe, et la première chose que font les gens en temps de crise, c’est réduire les dépenses qui ne sont pas nécessaires.

Mais c’est surtout la grave crise économique et financière qui frappe l’Argentine depuis l’an dernier qui a porté un coup dur à la consommation locale. La forte inflation (47,6 % l’an dernier) n’a pas épargné les prix du vin, et a d’autant plus poussé les Argentins, qui ont perdu en moyenne 12 % de pouvoir d’achat en 2018, à bouder leur boisson nationale. Selon Natalia Perulán, « le vin est un bien de luxe, et la première chose que font les gens en temps de crise, c’est réduire les dépenses qui ne sont pas nécessaires ». Un sérieux problème pour le secteur vitivinicole, qui écoule 75 % de sa production sur le territoire argentin.

Boom de la bière

Il suffit d’arpenter les grandes avenues commerçantes de la ville de Mendoza, « capitale internationale du vin », pour se rendre compte que ce dernier n’y a plus la part belle. Depuis quelques années, les bars à bières pullulent en Argentine. La nuit tombée, ceux de Mendoza ne désemplissent pas. Alcool le plus consommé dans le pays (45 litres par an et par habitant), la bière pourrait, selon certains représentants de l’industrie vitivinicole, continuer de gagner des parts de marché au détriment du vin… « La bière contient moins d’alcool, est plus rafraîchissante et en général moins chère. C’est ce que cherchent de plus en plus d’Argentins, et il est difficile, pour le vin, de concurrencer cela », admet Sergio Villanueva, selon qui « l’industrie doit s’adapter aux nouvelles demandes des consommateurs ».

Le problème, c’est que pendant des années on a tenu un discours élitiste sur le vin. Cela a éloigné des gens du vin.

Marcelo Pelleriti, directeur du domaine Monteviejo, n’est pas du même avis. Pour cet oenologue reconnu, « il faut réaliser un sérieux travail de communication pour faire comprendre qu’il est normal que le vin coûte plus cher que la bière. Les coûts de fabrication ne sont pas les mêmes, c’est un processus bien plus long et complexe ». Celui qui passe une partie de l’année près de Bordeaux à conseiller des châteaux français estime que le boom de la bière est, avant tout, « une mode » et craint qu’à trop vouloir la concurrencer, le vin argentin perde en qualité.

Les difficultés de ces dernières années ont, en tout cas, poussé le secteur à faire son autocritique. Pour Pablo Pérez Delgado, journaliste de la radio locale Radio Nihuil, spécialiste du vin, « le problème, c’est que, pendant des années, on a tenu un discours élitiste sur le vin : il faut le boire à telle température, si tu ne t’y connais pas, tu ne peux pas en boire, etc. Cela a éloigné des gens du vin ».

Pour tenter de sortir de cette impasse ; les stratégies sont diverses. Certains, comme la famille Perulán, adaptent leurs produits à la crise. Devant leur bodega, Natalia et Miguel ont accroché depuis quelques semaines une ardoise sur laquelle on peut lire « Vente de dames-jeannes ».

Natalia Perulán montre une dame-jeanne de 4,75 litres. La famille a commencé à vendre ce type de bouteille depuis quelques semaines.
Natalia Perulán montre une dame-jeanne de 4,75 litres. La famille a commencé à vendre ce type de bouteille depuis quelques semaines. Aude Villiers-Moriame

Ces bouteilles de 4,75 litres, très à la mode durant les années 1960 et 1970 en Argentine, permettent au domaine d’écouler son vin en réduisant ses coûts en bouteilles, bouchons, étiquettes… Des produits souvent importés et qui coûtent de plus en plus cher alors que le peso ne cesse de se dévaluer. Le montant d’une dame-jeanne (300 pesos en vente directe, soit 6 euros) est également plus accessible pour un foyer que plusieurs bouteilles individuelles.

Exporter pour survivre

Face à un marché intérieur en berne, d’autres maisons préfèrent miser sur les exportations. Comme Peñaflor, le plus important groupe vitivinicole argentin (20 % de part de marché national sur la vente de bouteilles), qui vend actuellement le tiers de sa production à l’international et compte « fortement augmenter cette part dans les années à venir », affirme Francisco do Pico, responsable de relations institutionnelles de l’entreprise. En moins de vingt ans, le groupe est passé de 20 à 180 millions de dollars d’exportations annuelles.

Il ne faut pas se leurrer, il est très peu probable que les Argentins se remettent à boire 30 litres par an comme ils le faisaient auparavant.

Certains ont fait plus tôt encore le choix de destiner la majeure partie de leur production à l’étranger. Située en pleine nature, à une trentaine de kilomètres de Mendoza, la bodega Viña Cobos, fondée en 1997, accueille ses visiteurs dans un bâtiment à l’esthétique sobre et futuriste. 65 % du vin produit ici est exporté. « Ce choix, fait dès le départ, nous a permis de supporter les aléas de l’économie argentine et aujourd’hui la baisse de la consommation nationale », estime Ariel Nuñez Porolli, président de Viña Cobos, selon qui, « l’industrie dans son ensemble devrait miser sur l’étranger, car il ne faut pas se leurrer, il est très peu probable que les Argentins se remettent à boire 30 litres par an comme ils le faisaient auparavant ».

Dans la bodega de Viña Cobos.
Dans la bodega de Viña Cobos. Aude Villiers-Moriame

Et c’est bien cette direction que le secteur semble prendre : sur les quatre premiers mois de 2019, les exportations de vin en bouteille ont augmenté de 7,5 % par rapport à la même période de l’an dernier. Exporter n’est cependant pas si simple. Afin de rééquilibrer les comptes publics (engagement pris avec le FMI, qui a octroyé un prêt de 56 milliards de dollars à l’Argentine l’an dernier ), le gouvernement de Mauricio Macri (centre droit) a mis en place en septembre un système de taxes fixes sur les exportations des entreprises locales. Ces « retenciones », de l’ordre de 3 à 4 pesos (de 0,07 à 0,09 dollar) par dollar exporté, ont suscité le mécontentement au sein du secteur agroalimentaire en général, et vitivinicole en particulier.

Le vin n’a pas la même rentabilité que le soja ou le blé.

« Le vin n’a pas la même rentabilité que le soja ou le blé », rappelle Diego Canet, propriétaire d’une petite exploitation familiale de 4 hectares dans la zone de Luján de Cuyo, au sud de Mendoza. Après une année 2018 « extrêmement difficile », le gérant de Bodega Canet compte, lui aussi, commencer à exporter : « Nous n’avons pas les mêmes moyens que les grandes bodegas, cela va être plus difficile, mais c’est vraiment la meilleure solution aujourd’hui pour s’en sortir. »

OEnotourisme en plein essor

Aux difficultés d’exporter s’ajoute celle du manque de compétitivité de l’Argentine sur le marché international. « Dans la catégorie des vins d’entrée de gamme, nos bouteilles se vendent en moyenne 10 dollars à l’étranger, alors que nos concurrents, comme le Chili, vendent à un prix unitaire de 6 dollars », explique Francisco do Pico, du groupe Peñaflor. L’industrie fonctionne différemment de l’autre côté de la cordillère des Andes : près de 90 % de la production chilienne est exportée, et le pays, quatrième exportateur mondial de vin, s’est très tôt positionné sur des marchés clefs .

« Le Chili a un accord de libre-échange avec la Chine , ce qui n’est pas notre cas. Par ailleurs, le gouvernement chilien investit beaucoup d’argent dans la promotion de son vin à l’étranger, réputé bon et pas cher. Nous, nous manquons de budget », déplore Mario Giordano, gérant de Wines of Argentina, l’organisme chargé de promouvoir le vin argentin dans le monde.

Pour contribuer à la sortie de crise, le secteur compte aussi sur l’oenotourisme, en pleine expansion dans la région de Mendoza. Avec la dévaluation du peso, les touristes étrangers bénéficient d’un fort pouvoir d’achat en Argentine. « A Londres, on dépenserait facilement 45 livres sterling pour un bon malbec, là je viens d’en acheter un d’excellente qualité pour l’équivalent de 9 livres. C’est incroyable ! » s’exclame Katie, Londonienne de vingt-cinq ans, qui voyage à travers l’Amérique du Sud avec son compagnon. Elle s’est arrêtée à la bodega Trapiche, propriété du groupe Peñaflor, pour suivre une visite guidée dispensée en anglais.

Visite guidée à la bodega Trapiche, propriété du groupe Peñaflor.
Visite guidée à la bodega Trapiche, propriété du groupe Peñaflor. Aude Villiers-Moriame

À Viña Cobos, devant un plateau de fromages et cinq verres à vin par client, c’est dans un portugais impeccable que les sommeliers donnent des explications. Le Brésil est le premier pays destinataire des ventes de la bodega, ses ressortissants y sont donc particulièrement choyés. « Nous voulions venir ici car nous buvons toujours du vin argentin chez nous, et puis, c’est très accessible », se félicite Victor, la quarantaine souriante. En 2018, le nombre de touristes brésiliens en Argentine a augmenté de 17 % par rapport à l’année précédente. Une opportunité pour les maisons spécialisées de la région, qui sont de plus en plus nombreuses à ouvrir leurs portes aux touristes, à l’image de la bodega Perulán : « Nous allons lancer des visites guidées, expliquer notre méthode de production… Et terminer par une dégustation, en espérant que les touristes repartent avec une bouteille ou deux ! »

Source : Face à la crise, le vin argentin contraint d’évoluer | Les Echos