« Il y a des seuils de prix psychologiques à ne pas dépasser »

Pour Moez-Alexandre Zouari, président du groupe Imanes, spécialiste de la distribution de proximité, les hausses de prix dans les rayons ne doivent pas dépasser un seuil au-delà duquel les ventes s’effondreront. Persuadé que le commerce physique a encore de l’avenir face aux ventes en ligne, il estime que le secteur de la distribution va connaître un mouvement de consolidation.

Qu’est-ce que la crise de l’énergie change dans le monde de la distribution ?

C’est la crise tous les matins. Jamais les chefs d’entreprise n’ont eu à subir et à gérer autant de crises en même temps. La crise climatique, dont nous nous contentions jusqu’ici de parler, aujourd’hui nous la vivons ! La crise géopolitique est bien là avec la guerre en Ukraine, qui va sans doute durer, les tensions entre les Américains et les Chinois. La crise inflationniste , que nous avions sous-estimée est devenue si préoccupante que les banques centrales ont fortement augmenté les taux d’intérêt. Cette augmentation des taux va favoriser l’épargne et peser également sur la consommation. Quant à la crise sanitaire, elle n’a pas disparu. Dans cet environnement instable et anxiogène, cette crise de l’énergie nous fait basculer dans un autre monde.

N’oublions pas que la dernière récession majeure remonte à 2020. Les économies ont rebondi très vite après le Covid mais les perspectives mondiales se sont brutalement assombries depuis avril dernier, ce qui laisse présager l’arrivée d’une nouvelle récession mondiale. Dans ce contexte, comment faire un budget, un plan d’affaires ou négocier avec des fournisseurs quand nul ne sait ce que seront nos coûts dans les mois qui viennent ?

Peut-on faire face ?

Oui, il en va de notre responsabilité. Mais la plupart des entreprises ne pourront pas y arriver seules. La puissance publique devra accompagner celles qui ne pourront pas encaisser le choc. Si rien n’est fait en ce sens, la facture d’électricité va plus que tripler pour de nombreuses entreprises.

Dans nos réseaux de magasins, l’électricité pourrait ainsi représenter plus d’un tiers de nos coûts ! Nous mettons en oeuvre des plans d’urgence pour baisser tout de suite notre consommation de 10 %, notamment en coupant la climatisation et en installant l’éclairage automatique dans les réserves. Nous sommes rentrés dans une logique d’économies drastiques.

La flambée du prix de l’énergie risque de faire grimper tous les prix ?

Ceux qui croient que le pouvoir d’achat des ménages est extensible se trompent. Si les prix flambent de 12 % à 15 %, le consommateur ne pourra pas suivre. La consommation chutera et nous rentrerons dans un cercle vicieux avec un recul brutal de l’activité économique. Il y a un risque sérieux de cassure. Mais si l’Etat trouve des moyens pour contenir la flambée des prix de l’électricité, les entreprises sauront s’adapter et réduire leurs coûts. Il y a des économies à faire, comme en revoyant la logistique pour réduire le nombre de livraisons, en repensant les packagings ou les recettes…

Les relations entre fournisseurs et distributeurs risquent d’être encore plus tendues ?

Si nous acceptons les hausses de prix de 10 % ou 20 % que réclament certains fournisseurs, que se passera-t-il ? Le consommateur, qui est notre juge de paix à tous, arrêtera d’acheter les produits dont le prix aura le plus augmenté. Il y a des seuils de prix psychologiques que nous ne pouvons pas dépasser, sinon les volumes s’effondreront et tout le monde y perdra.

Quel intérêt pour un fournisseur d’imposer une hausse de prix sur un produit que plus personne n’achètera ? Nous sommes dans le même bateau et cette crise nous oblige à être plus transparents les uns avec les autres. Nous devons tous travailler à la maîtrise de la hausse des prix, il faut ensemble gagner cette bataille. Ainsi, nous pourrons encaisser le choc de cette crise inflationniste.

Ce choc inflationniste nous oblige à accélérer les transformations déjà engagées. Il nous faut apprendre à travailler autrement.

Cette crise va quand même faire des perdants ?

Ce choc inflationniste nous oblige à accélérer les transformations déjà engagées. Dans nos enseignes, nous avons de nombreux chantiers, comme le passage au zéro plastique planifié en 5 ans. La situation nous oblige à accélérer, nous nous fixons l’objectif de le faire en 2 ans. Comme pour la réduction de la consommation d’électricité de 15 %, elle devra être réalisée sur un an et non deux. Nous sommes dans l’urgence absolue. Nous n’avons plus le temps d’attendre. Il nous faut apprendre à travailler autrement.

Avec Invivo, le géant des céréales, auquel nous sommes associés dans Teract , nous cherchons à construire de nouvelles relations entre les producteurs et les distributeurs. Nous voulons sortir de la logique du rapport de force pour aller vers une forme de coconstruction. Il s’agit de repenser les circuits d’approvisionnement, de réfléchir aux circuits courts et à la proximité, de revoir ensemble les mécanismes de construction des prix… Les crises font émerger de nouveaux acteurs mais malheureusement sanctionnent ceux qui sont incapables de s’adapter.

Le consommateur aussi va être affecté par cette crise ?

Aujourd’hui le consommateur est un « alien ». Il change constamment car l’environnement évolue rapidement. Il sait que son budget n’est pas élastique. Il s’adapte en permanence et en temps réel. Nous devons faire preuve d’une grande réactivité pour nous adapter. Le quart d’heure d’avance est loin derrière nous. Nous travaillons dans l’instant.

Quand le prix de l’essence s’est envolé au début de l’été, le consommateur venait moins souvent en magasin mais achetait plus à chaque déplacement. Il choisissait ses points de vente en prêtant encore plus attention aux promotions. Il est devenu un logisticien et un acheteur expert. Et comme il sait que l’inflation est là, il fait des stocks et anticipe ses achats. Très agile, il arbitre en permanence. Chez Stokomani, notre discounter, nous avons commencé à proposer des produits pour la rentrée scolaire dès le mois de juin dernier. Le rayon a enregistré une croissance de 35 %.

Dans l’alimentation, le bio ne risque-t-il pas de faire les frais de la crise ?

Aujourd’hui, le consommateur dépense différemment et fractionne son budget : un budget plaisir, un budget pour le quotidien avec toujours la recherche de la bonne affaire. La montée en puissance des premiers prix et des marques distributeurs n’épargne pas le bio qui connaissait déjà une forme de crise de croissance. C’est la vérité du porte-monnaie.

Mais il ne faut pas que cette crise, en partie conjoncturelle, nous fasse revenir des années en arrière. Il faut donner à ces filières engagées dans une transformation, les moyens d’encaisser le choc. Là aussi, les pouvoirs publics ont un rôle à jouer. Au travers de la commande publique par exemple, ils peuvent soutenir certains producteurs bio. Dans l’urgence, la tentation peut être grande de mettre de côté les questions de long terme. Nous ne devons pas oublier les sujets de fond comme la transition alimentaire.

Dans ce contexte, la France compte-t-elle trop de magasins ?

Je le dis depuis quelques années, les distributeurs ont abandonné le carrelage, c’est-à-dire leurs magasins. Ils ont pensé que le chiffre d’affaires réalisé en ligne ou via les « live shopping » et les influenceurs allait remplir les caisses. Les capacités d’investissement consacrées aux rayons se sont réduites. Résultat, nombre de points de vente sont vieillissants. Ils ne donnent plus envie au consommateur. C’est une erreur.

Le commerce physique représente encore 90 % des ventes en France. Je suis convaincu qu’il a un bel avenir, mais il a besoin d’un véritable plan Marshall.

S’il faut bien sûr continuer à investir dans les nouvelles technologies, le commerce physique représente encore 90 % des ventes en France. En dépit du « retail bashing » des investisseurs, je suis convaincu qu’il a un bel avenir, mais il a besoin d’un véritable plan Marshall. Aux Etats-Unis, Walmart leur a consacré un programme d’investissement massif et cela a payé. Le géant américain a rénové ses grandes surfaces, travaillé sur la question de la livraison, et a même développé des Drive ! Outre-Atlantique, les ventes en ligne se stabilisent autour de 20 % de part de marché. Le magasin physique ne disparaîtra pas.

Mais une recomposition du paysage français de la distribution ne s’impose-t-elle pas ?

Nous avons clairement besoin d’une consolidation dans l’alimentaire et le non alimentaire. Dans le meuble, Conforama et But l’ont fait. L’inflation va accélérer la tendance, il va falloir optimiser les coûts dans une logique de prix. Je suis persuadé que cela va bouger dans les 12 prochains mois.

En outre, la grande distribution doit adopter une organisation différente. Trader Joe’s, un distributeur américain en forte croissance, développe un grand nombre de marques de distributeurs de qualité et à moindre coût. Il faut aussi inventer de nouveaux formats plus efficaces. Je ne me vois pas investir dans des hypermarchés, je continue à croire au commerce de centre-ville. Sur ce segment, il y a encore du potentiel de croissance. La proximité répond à une attente et demande une expertise que nous avons acquise. De grands acteurs de la distribution ont tenté de se développer sur ce marché, mais ils n’ont pas réussi.

Le discount ne va-t-il pas tout écraser à la faveur de la crise ?

Le discount a un grand avenir dans le non alimentaire, comme le montre le succès incroyable de l’enseigne Action. Avec la reprise des enseignes Stokomani et Maxi Bazar, nous possédons déjà plus de 300 magasins . Nous travaillons à être moins dépendants du grand export, tout en préservant notre image-prix et nos marges. Et nous continuons de nous développer sur ce marché, sans toutefois exclure d’autres opérations de croissance externe.

Ce segment peut être porté par la crise avec une frange de la population qui restera toujours à l’affût des bonnes affaires. Hors alimentaire, le discount pourrait capter 15 % de part de marché en France. Dans l’alimentaire, les discounters détiennent environ 10 % du marché. Il peut encore grandir mais les Français aiment aussi la diversité, la richesse de l’offre, le choix… Le discount ne prendra pas toute la place.

Fallait-il réglementer les dark stores comme vient de le décider le gouvernement ?

Clairement oui ! Il y a de la place pour ces dark stores , mais ils ont cassé les codes du business et leur rentrée sur le marché a été brutale et maladroite. Ils sont partis trop vite, avec trop d’acteurs. Certains sont d’ailleurs en difficultés aujourd’hui. Il va y avoir une consolidation dans ce secteur, et ceux qui resteront devront intégrer certaines exigences importantes comme la rémunération du personnel et les enjeux RSE.

Par David Baroux, Julien Dupont-Calbo et Julie Chauveau – A retrouver en cliquant sur Source

Source : https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/il-y-a-des-seuils-de-prix-psychologiques-a-ne-pas-depasser-1788346