La révolution food s’impose-t-elle en nouvel ordre moral ?
Source de nombreuses thématiques et enjeux, l’alimentation ouvre la voie à de véritables projets de société alliant des problématiques sanitaires, humaines et environnementales. Réconciliant l’individuel et le collectif, elle est aussi caractéristique d’une identité et porte-parole d’une affirmation de soi. Etendard d’une génération et d’une prise de conscience, elle flotte aussi aux vents des blogueurs et influenceurs, qui ont désormais rejoint les experts en tant que nouveaux leaders d’opinion. Une tornade révolutionnaire nourrie par un intérêt devenu obsessionnel pour tout ce qui touche à l’alimentation.
Face à ces injonctions souvent oppressantes, parfois contradictoires, les consommatrices et consommateurs ont tendance à se méfier des marques et de leur discours, un recul pessimiste nourri aussi par le feuilleton des crises alimentaires. En 2017, 64% des Français se disaient très inquiets quant aux effets de l’alimentation sur leur santé, et 44% déclaraient avoir déjà changé leurs habitudes alimentaires, sans retour en arrière. Tendance passagère, virage significatif ou nouvel ordre moral ?
Les neo mangeurs et mangeuses, victimes de l’infobésité
Dans ce contexte, les mangeurs et mangeuses contemporains sont devenus des êtres curieux, impliqués et inquiets. La multiplication des applications dédiées au contrôle de ce qu’ils et elles mangent (telles que Yuka qui indique la qualité nutritionnelle, le nombre d’additifs considérés comme nocifs et la part de bio des produits scannés), et le partage d’avis entre communautés facilitent la capacité d’arbitrage des consommateurs et consommatrices.
Près de 300 000 recherches sont effectuées en moyenne chaque mois sur Google pour le seul mot “manger”.
Désormais, tous et toutes se mêlent de l’alimentaire : les pouvoirs publics sensibilisent et régulent, les gourous du web promeuvent la food en tant que style de vie, les médias tentent de montrer l’envers du décor, les spécialistes engagés reconnectent alimentation et écologie, les néo-activistes dénoncent frontalement les dérives de notre système de production (occidental) actuel.
Vers une nouvelle identité alimentaire
Tout premier et unique pays à avoir fait inscrire sa gastronomie au Patrimoine Mondial de l’Humanité, la France fonde en partie son identité collective sur ses traditions culinaires, un goût reconnu pour les bonnes choses et un certain art de vivre. Mais cela n’empêche pas les évolutions et glissements au rythme d’influences culturelles multiples.
On importe un appétit pour l’immédiateté et une obsession du résultat et du contrôle des Etats-Unis, alors que le « mindful eating » indien ou japonais nous invitent à imaginer notre propre discipline holistique pour « vivre mieux, en pleine santé, et plus longtemps », le tout en harmonie avec soi-même et notre environnement. Sous l’influence d’une génération plus ouverte sur le monde, le modèle français se décompose et se recompose. Pour autant, face à ce métissage, certains traits culturels forts ressurgissent, avec, par exemple, un nouvel engouement pour la bistronomie ou la viande maturée.
Le temps consacré à la préparation des repas a beau diminuer, cela n’enlève pas aux millenials leur enthousiasme à l’idée de passer derrière les fourneaux et de partager un DIY culinaire avec leur tribu. Pour la nouvelle génération, l’alimentation devient un marqueur identitaire bien plus qu’un marqueur géographique : les régimes deviennent multiculturels, mais aussi végétariens, vegans, gluten-free, flexitariens… Plus que jamais, les millenials ont conscience de leur responsabilité envers leurs enfants, et plus largement envers le futur de la planète et donc de l’humanité. Les marques et produits qu’ils et elles consomment doivent correspondre à leurs engagements.
Tout cela, sans oublier de se faire plaisir, bien sûr. Les expériences inédites se multiplient, les « concepts » poussent plus vite que des champignons dans un potager d’intérieur, on veut pouvoir tout consommer tout de suite, et de n’importe où. Livraison à domicile, foodtrucks et snacking (#healthysnack) font partie intégrante du vocabulaire gourmand des millenials. Ces micro-tendances multiples contribuent à faire émerger une nouvelle identité de l’alimentaire français.
Quel est l’écho réel de ces signaux émergents chez les consommateurs et consommatrices ?
En dialoguant avec des consommateurs de différents âges, catégories socio-professionnelles et lieux de vie, et en s’éloignant des grandes métropoles, on s’aperçoit qu’une mutation est bel et bien en marche.
Loin des “cibles” de consommation traditionnelles, de nouvelles typologies comportementales se dessinent, et illustrent les contradictions vécues et assumées par les consommateurs et consommatrices, ainsi que les arbitrages que chacun·e en tire.
Des “repentis” qui ont radicalement changé leur alimentation pour raisons de santé ou d’éthique, aux “épicuriens” qui privilégient leur plaisir mais y intègrent certaines préoccupations nutritionnelles, en passant par les pragmatiques, qui se concentrent sur le rapport sécurité/prix : chacun se crée sa propre religion food, du sur-mesure (influencé de toute part) où bio et local s’affichent en nouveaux standards de qualité.
Une gourmandise plurielle mais un même appétit commun…
…Celui de remettre en question le modèle dominant de production et distribution de masse alimenté par les grandes marques industrielles. La confiance des consommateurs et consommatrices dans les marques leaders s’effrite pour découvrir un sentiment de doute et de suspicion. Fatigué par les scandales qui n’en finissent plus (lorsqu’ils sont révélés), ils et elles veulent reconquérir leur libre arbitre et composer un même le menu en croisant leurs sources d’influence.
Un phénomène qui s’appuie déjà sur plusieurs années d’existence, facilité par le digital et l’arrivée sur le marché de nouvelles marques porteuses de valeurs fortes, en adéquation avec les nouvelles attentes d’une génération.
Une Food Revolution est donc bien en marche. Et à défaut de se pencher assidûment sur leur expérience de marque, de l’élaboration du produit à la communication qui l’accompagne, de réfléchir à leur raison d’être (plutôt qu’à leur différenciation par rapport à la concurrence), ou à la mise en place de nouvelles façon de travailler et d’innover, plus agiles, collaboratives, empathiques, bref, à défaut de s’adapter à leur époque, les géants de l’alimentaire se retrouvent aujourd’hui dans la tourmente. Sans remise en cause en profondeur de leur modèle, il n’y aura pas de marque alimentaire pérenne.