Philippe Goetzmann expert de la grande distribution« Les distributeurs doivent acter la fin de la classe moyenne pour sortir de la crise »

Le confinement a accéléré l’appétit pour les produits sains, locaux, la vente en ligne et les magasins de proximité. Pour l’expert de la consommation Philippe Goetzmann, la valeur prix va redevenir centrale avec la crise économique qui se profile. Pour lui, l’avenir est à la segmentation des enseignes pour répondre à deux types de consommateurs : les élites qui veulent manger responsable et les publics défavorisés qui cherchent à couvrir leurs besoins.

 

Philippe Goetzmann est fort d’une expérience d’un quart de siècle chez Auchan à la direction d’hypermarchés, puis dans les services centraux notamment à la direction de l’offre qu’il a créée. Membre actif du think tank agroalimentaire des « Echos », il multiplie les analyses et les interventions sur le secteur de la consommation.

L’impact du Covid-19 sur la distribution est-il conjoncturel ou structurel ?

Il y a un impact conjoncturel. Contraints par le confinement, les consommateurs se sont orientés vers les supermarchés de proximité, les commandes en ligne via le drive, les circuits courts et les produits français. Beaucoup y ont vu des changements structurels. Or, depuis le déconfinement les réflexes du passé sont revenus. La crise a surtout été un accélérateur de tendances. La digitalisation a gagné cinq ans en deux mois. La conscience de l’utilité de la souveraineté alimentaire est plus forte. Mais ce sont Leclerc, Lidl, Aldi et Intermarché qui depuis gagnent des parts de marché, avec un discours fort sur les prix.

La guerre des prix va donc se poursuivre ?

La France a le mieux préservé les revenus de ses habitants pendant la crise indiquent les statistiques. Mais le pays a été arrosé d’argent public et il faudra bien rembourser. La rentrée va être difficile. les dispositifs de soutien vont s’éteindre progressivement. Le chômage montera. Quand on regarde les quintiles de revenus les plus bas, on voit que 65 % des dépenses des ménages les plus modestes sont pré-engagées : loyer, électricité, eau, assurances, abonnements de téléphonie, etc. Il ne reste que 35 % pour la consommation courante. Si la crise ampute les revenus de 10 %, ce solde ne sera plus que de 25. Pour cette population, l’argument prix sera primordial.

Vous pensez donc que la tendance à la consommation responsable, écologique et locale ne sera pas partagée par tous ?

J’ai longuement réfléchi au phénomène des « gilets jaunes ». Au début, j’y voyais une poussée de poujadisme. J’ai compris que c’était le signe d’une cassure profonde entre deux France comme l’a analysé Jérôme Fourquet. La « start-up nation » a basculé vers un autre univers de consommation. Les élites des métropoles poussent vers la sobriété et l’écologie, sans problème de pouvoir d’achat. Elles sont surreprésentées dans le monde politique et celui des médias et imposent des mesures en accord avec leurs convictions. Dans les zones défavorisées, périphériques, dans les villes paupérisées les gens n’ont pas rompu avec la consommation de masse. Ils cherchent surtout à acheter ce dont ils ont besoin dans des enseignes discount comme Action ou Stokomani. Le fossé entre ces deux mondes s’élargira encore quand le robinet des aides publiques sera fermé.

Comment les distributeurs et les industriels de la consommation peuvent-ils s’adapter à cette nouvelle donne ?

La distribution et l’industrie agroalimentaire se sont construites sur l’idée d’approvisionner dans un même magasin 80 % de la population, la grande classe moyenne avec des ouvriers qui cherchaient à consommer comme les cadres. Les industriels et les distributeurs doivent aujourd’hui acter la fin de la classe moyenne. C’est la fin du « tous » sous le même toit.

Il y a désormais deux types – au moins – de consommateurs, l’un qui doit être servi par des volumes, l’autre par la qualité. Les groupes concentrés sur une marque unique, comme Carrefour, ont du mal à faire le grand écart. Carrefour teste d’ailleurs l’enseigne discount Supeco en France et développe ses cash and carry Atacadao au Brésil. A l’inverse, Monoprix cible une clientèle bien définie : la femme active des métropoles.

Ma conviction est qu’il faut segmenter les enseignes. A tout le moins, il convient d’adapter l’offre des magasins à leur zone de chalandise comme le font les indépendants. Les groupes ont moyenné leur politique commerciale pour optimiser leurs achats et leur logistique. Ils ont gommé leurs aspérités.

Article de Philippe Bertrand – A Retrouver en cliquant sur Source

Source : « Les distributeurs doivent acter la fin de la classe moyenne pour sortir de la crise » | Les Echos