Les géants de l’agroalimentaire contraints de se réinventer

Mis en difficulté par la défiance des consommateurs et la guerre des prix, les grands groupes de l’agroalimentaire révisent leurs stratégies. Les entreprises de taille moyenne ont, elles, été plus promptes à innover.

Les temps sont difficiles pour les géants de l’agroalimentaire. Les grandes crises (viande de cheval, lait infantile, huile de palme…) ont abîmé la confiance des consommateurs. Si la tendance traverse tous les secteurs, charcuterie, biscuits et boissons sans alcool sont parmi les plus critiqués. «Les consommateurs se disent qu’ils n’ont peut-être pas eu raison de déléguer leur alimentation aux industriels et s’interrogent sur la consommation de masse», estime David Garbous, directeur du marketing stratégique de Fleury Michon. Le succès de l’appli Yuka, qui scanne les recettes des produits pour débusquer les mauvais additifs, en est le reflet.

Pour ne rien arranger, les distributeurs ont utilisé les grandes marques pour se livrer une guerre des prix. Selon Nielsen, les prix des produits alimentaires ont baissé de 6,1 % en moyenne de 2013 à 2018. «Cette déflation, ce sont plus de 5 milliards d’euros de manque à gagner sur les cinq dernières années», assure Richard Girardot, président de l’Ania, l’Association nationale des industries alimentaires. La baisse des prix a eu un impact négatif sur les marges: l’excédent brut d’exploitation cumulé des entreprises agroalimentaires françaises est tombé à 14,7 milliards d’euros en 2018, soit 3,1 milliards de moins qu’en 2012. En bout de course, ce sont l’investissement et la capacité à innover du secteur qui ont été atteints.

Et l’horizon ne s’éclaircit pas: cette année, au sortir des négociations commerciales annuelles, les industriels se sont vus demander des baisses de tarif d’1 %. «Du 1er mars 2019 à fin février 2020, 600 millions d’euros de plus vont aller dans la poche des distributeurs, s’agace Richard Girardot. Des données toutefois contestées par communiqué par la Fédération du commerce et de la distribution. Richard Girardot, lui, n’en démord pas: «Les distributeurs ont déjà recyclé cette somme en pub télé ou dans leur stratégie promotionnelle sur les cartes de fidélité.» Ce qui, à court terme, a paradoxalement soutenu les grandes marques. «Le soutien promotionnel dont elles ont fait l’objet a mis du vent dans les voiles des marques nationales», estime Daniel Ducrocq, directeur du service distribution chez Nielsen.

Concentrés sur leurs grandes marques phares et avec des moyens limités pour investir en R&D du fait de la pression sur les marges, les géants de l’industrie ont tardé à prendre le virage du «mieux manger». Persuadés que leurs produits stars, gonflés au sucre, à l’huile et aux campagnes de pub, restaient les préférés des consommateurs, ils n’ont pas vu les attentes changer. Le réveil est douloureux. À l’instar de Kraft-Heinz, roi du ketchup, qui a dû réévaluer à la baisse la valeur de ses marques et passer pour plus de 15 milliards de dollars de dépréciations d’actifs. Alors que les distributeurs se sont très tôt lancés dans la croisade du mieux manger, au travers des étiquettes de leurs produits à marque propre, alors que de nouvelles marques comme Michel & Augustin apparaissaient, les géants ont réagi avec retard.

Le marché bio illustre cet immobilisme. Panier de Yoplait, Carte Noire, Chocapic et Mousline viennent certes d’accrocher le logo Agriculture bio sur leurs packagings. Mais cette arrivée est tardive, et le terrain déjà occupé. Les grands groupes représentent à peine un quart du chiffre d’affaires du bio en grandes surfaces, contre 43 % pour les MDD (marques de distributeurs) et 32 % pour les petits groupes.

Les industriels de taille moyenne innovent

Les entreprises de taille moyenne ont mieux négocié le virage du bien manger. «Le grand vecteur d’innovation, c’est la taille moyenne, avec des entreprises comme Triballat et sa marque Vrai, positionnée sur le local, le bio», note Richard Girardot. Le phénomène est incarné par le lancement par la coopérative Eurial de sa marque Les 300&Bio, qui au rayon bio ultrafrais, est derrière Vrai, au coude-à-coude avec Les 2  Vaches (Danone). Parmi les PME à succès figurent aussi Léa Nature et sa marque Jardin Bio. «En 2018, les petites marques alimentaires ont eu une croissance deux fois plus forte que le marché», précise Daniel Ducrocq. Ce dynamisme n’a pas échappé aux géants. Coca-Cola a repris les smoothies Innocent, et Danone Michel & Augustin.

Les grands groupes font évoluer les marques phares

En rééquilibrant leur portefeuille, les groupes tentent de diminuer leur exposition aux catégories controversées de la confiserie, des sodas… Dirk Van de Put, PDG de Mondelez (Lu, Côte d’Or), insiste sur le «snacking made right», censé réconcilier petits plaisirs et bien manger. Nestlé (Guigoz, Nesquik, Kit-Kat) a cédé sa division confiserie américaine.

Les industriels l’ont compris : la mutation n’est pas une option. Et ils doivent faire vite

Ces manœuvres ne dispensent pas les géants de faire évoluer leurs marques phares. Avec plus ou moins de succès. L’offensive de Coca-Cola dans le sans-sucre a été massive, mais n’a pas empêché le segment des colas de perdre du terrain. Son rival Orangina Schweppes a pris le sujet à bras-le-corps. «On mène la course en tête de la quatrième révolution des boissons, assure Bertrand Delmas, patron d’Orangina Suntory France. Avec 300 millions de litres en moins en six ans, lachute des colas est nette. Les boissons hors-cola représentent désormais plus que le cola. On pense qu’on a trouvé avec MayTea (thé glacé, NDLR) ou Pulco (boisson aux fruits) la recette pour pallier la décroissance des colas.» L’entreprise poursuit dans cette direction avec le lancement, ce mois-ci, d’O’Verger, mix de jus de fruit et d’eau de source, sans sucre ajouté.

Poussée par son ex-PDG Indra Nooyi, PepsiCo a été le premier à se remettre en cause. Le groupe continue de revoir ses recettes et lance des innovations plus saines, telles les tuiles croustillantes Sunbreaks, composées de céréales complètes peu salées. Fleury Michon, de son côté, a investi sur une gamme de charcuterie sans nitrite. Néanmoins, les distributeurs sont réticents à la référencer, la recette ayant une date limite de consommation de seulement 10 jours. «Cette innovation a nécessité une révolution de fabrication, indique David Garbous. Mais nous n’avons pas fait le plein sur la distribution. C’est représentatif de la contradiction des enseignes.»

Quels que soient ces premiers résultats, parfois mitigés, les industriels l’ont compris: la mutation n’est pas une option. Et ils doivent faire vite. Les consommateurs sont prêts à faire des choix plus radicaux pour leur alimentation et leur santé. Toute la chaîne doit suivre.