Les nouveaux défis du marché de Rungis

Le premier marché de gros de produits frais dans le monde fête ses cinquante ans. Décidé sous de Gaulle pour organiser l’approvisionnement de tout le bassin parisien, Rungis affronte maintenant les défis du numérique, de l’environnement et du Brexit.

Début des années 1950 aux Halles. Autour du marché de gros, niché au coeur de la capitale, les embouteillages sont tels qu’il faut parfois plus de trente minutes aux livreurs pour avancer de 500 mètres. Le sujet numéro un des conversations porte sur les itinéraires les plus fluides. Quant aux vendeurs, ils débordent en toute illégalité des espaces abrités qui leur sont dédiés, pour s’éparpiller alentour, à même le pavé.

Rungis va permettre une moralisation de l’activité des professionnels par des circuits établis pour la facturation, les contrôles, l’hygiène

Depuis les origines des Halles, cent ans plus tôt, la population de Paris a explosé et sa consommation, portée par les Trente Glorieuses naissantes, a beaucoup augmenté. Les pavillons construits sous Napoléon III, par les architectes Victor Baltard et Félix Callet, sont vieux, sales, saturés, engendrant des pratiques parfois douteuses… « Il y avait un souk innommable aux Halles ! Main à la main, commissions et autres tours de passe-passe y régnaient », relève Guy Chemla, professeur à Sorbonne Université et auteur de l’ouvrage ‘Les Ventres de Paris’.  Rungis va permettre une moralisation de l’activité des professionnels par des circuits établis pour la facturation, les contrôles, l’hygiène. »

Les petits métiers

– Les « forts », ceux qui prélevaient une redevance pour placer les commerçants (une somme de fait « élastique »)

– Les « renforts », ces travailleurs précaires, payés à la tâche, qui se chargeaient des plus pénibles

– Les « tasseurs », qui avaient l’art de réaliser les empilements de légumes les plus hauts et les plus étroits au sol possible, parce que les commerçants payaient l’emplacement à la Ville de Paris au mètre carré

– Les « gardeuses », ces femmes rémunérées à surveiller les marchandises que les commerçants réunissaient au fil de leur approvisionnement sur le marché.

La décision, historique, est prise en décembre 1959 par le Comité interministériel d’aménagement de la région parisienne, sous la houlette de Michel Debré, Premier ministre du général de Gaulle. Rungis emporte le choix face à Valenton, pour sa proximité avec l’aéroport d’Orly et son raccordement aisé aux voies ferrées. Le dossier est mené tambour battant pour faire libérer les terrains. « On a parlé à l’époque d’une véritable conquête de l’Ouest », s’amuse Jean Bourcin, alors l’un des architectes du marché d’intérêt national (MIN) de Rungis, maintenant conseiller auprès du président de la Semmaris, la société d’exploitation créée en 1962.

Une gouvernance publique/privée

Le conseil d’administration de la Société d’économie mixte d’aménagement et de gestion du marché d’intérêt national de la région parisienne (Semmaris) réunit des représentants de l’Etat (33,34 % %) du Crédit Agricole Assurance (33,34 %), nouvel actionnaire ayant racheté l’été dernier les parts d’Altarea Cogedim, de la Ville de Paris (13,19 %), du département du Val-de-Marne (5,6 %), de la Caisse des Dépôts et Consignations (4,6 %) ainsi que des représentants des professionnels et des salariés (9,93 %). Les administrateurs nomment le dirigeant, pour quatre ans, sur proposition du gouvernement. Stéphane Layani, haut fonctionnaire et énarque, est en poste depuis 2012.

Long Format

Plus loin, plus grand, plus fort

Le déménagement, espéré pour la première moitié de 1968, est retardé par les événements de mai… Le transfert, que la presse de l’époque qualifie de « déménagement du siècle », se déroule du 28 février au 2 mars 1969 – en trois jours seulement. Au total, 1.000 entreprises, 10.000 mètres cubes de matériel et 5.000 tonnes de marchandises sont entassés à l’arrière de 1.500 camions. Le lundi 3 mars, alors que Rungis s’ouvre à sa clientèle, à sept kilomètres de là, le silence s’abat sur les pavillons des Halles aux grilles closes.

Le projet aura coûté 1.104 millions de francs (plus de 168 millions d’euros) rapporte l’ouvrage de Guy Chemla. Il fait passer le marché de 12 à 234 hectares, soit davantage que la superficie de la principauté de Monaco. Il couvre désormais les 20 millions de consommateurs d’Ile-de-France, contre 2 millions de Parisiens pour celui des Halles. Les plus petits opérateurs du marché historique ne suivent pas ou sont englobés dans de plus gros, Rungis s’inscrivant ainsi comme le premier mouvement de concentration des grossistes.

Aujourd’hui, le site compte 1.209 entreprises et fait travailler plus de 12.000 salariés. Le marché physique, soit 731 opérateurs, s’éveille à 2 heures du matin avec le poisson et enchaîne, les heures suivantes, avec les produits carnés, les fruits et légumes, les fleurs et le secteur des produits laitiers, du traiteur et de la gastronomie.

Le prix de la sécurité

Dans l’enceinte de l’aîné toutes catégories, on trouve tout ce qui fait une ville, 19 restaurants, un centre médical, des banques, une poste, les pompiers. Mais aussi de la délinquance, des incivilités, des intrusions et autres manifestations. Face à leur recrudescence, et sur les conseils de son numéro deux, Dominique Batani, ancien général des armées, la Semmaris a décidé d’internaliser toute la gestion de la sûreté sur le carreau de Rungis. Une vingtaine de personnes, anciens militaires ou policiers, ont été recrutées. A près d’un million d’euros de budget annuel, Stéphane Layani affirme, avec ce nouveau service, s’y retrouver financièrement, en faisant l’économie des sociétés de sécurité. Parce qu’un « marché repose sur la confiance », comme il l’exprime, leur présence vise à la faire régner, épaulée des 350 caméras qui parsèment le MIN.

La révolution numérique

La logistique représente une bonne moitié de toute l’activité à Rungis et pèse près de 30 % des 9 milliards d’euros du chiffre d’affaires en 2017. « Dans la chaîne de valeur, ce maillon de la logistique est clairement un sujet fondamental, notamment pour l’acheminement du dernier kilomètre et le développement sur l’e-commerce », pointe Stéphane Layani, PDG de la Semmaris depuis 2012.

Rungis, qui était bien armé pour affronter la croissance de la fin du XXe siècle, doit s\'adapter face à une grande distribution qui n\'a de cesse de lui grignoter des parts de marché - Florence Levillain pour Les Echos
Rungis, qui était bien armé pour affronter la croissance de la fin du XXe siècle, doit s’adapter face à une grande distribution qui n’a de cesse de lui grignoter des parts de marché – Florence Levillain pour Les Echos

Mais ces changements ne se font pas sans heurts. Face au projet de marketplace, un site B to B de produits frais lancé fin 2018 d’un budget de 4 millions d’euros, les résistances sur le carreau sont palpables. Et sans surprise venant d’un milieu où règne encore le carnet à souche. Une cinquantaine d’opérateurs seulement – sur les 400 éligibles – ont accepté de jouer le jeu.

Le risque de désintermédiation, venant des Gafa cette fois, est énorme. Internet, si on n’y est pas, on perdra.

D’autres, comme Marie Rivenez, PDG de GRG Maison des Viandes, déplorent une solution inadaptée pour les grossistes. « Je suis pour la digitalisation parce que la transparence sur la traçabilité et l’origine nous tirera tous vers le haut. Mais afficher nos prix est difficile car ils évoluent en fonction de l’offre et de la demande », argumente-t-elle. « Le risque de désintermédiation, venant des Gafa cette fois [avec notamment Amazon Fresh, NDLR], est énorme. Internet, si on n’y est pas, on perdra », rétorque le bouillonnant PDG.

Rungis, qui était bien armé pour affronter la croissance de la fin du XXe siècle, doit s’adapter face à une grande distribution qui n’a de cesse de lui grignoter des parts de marché. « Jusqu’au début des années 1990, les marchés de gros l’alimentaient » raconte Stéphane Layani. Mais elle a fini par engendrer ses propres centrales d’achats, à l’échelle et à la puissance de feu difficilement concurrençables. Après s’être orienté vers le haut de gamme au service notamment des grandes tables parisiennes, le marché prévoit d’investir, dans le cadre de son plan Rungis 2025, un milliard d’euros pour sa rénovation et son agrandissement de 20 %.

Toujours plus beau, toujours plus bio

En avril, sera ainsi livré le tout nouveau pavillon de la découpe du porc. Pour l’heure, le parallélépipède noir et rouge a des allures de bodega contemporaine, version pantagruélique. Ce n’est sûrement pas un hasard, au moment où le jambon ibérique, pata negra et autres jouent les stars de l’épicerie fine parisienne. « Je pense qu’il y a un volant de valeur ajoutée exploitable dans la montée en gamme du porc français. Le plan de la filière porcine en trace les grands axes avec des objectifs vers plus de Label rouge, d’AOC et de bio », explique Boris Duflot, directeur du pôle économie de l’Ifip-Institut du porc.

Pour le bio, Rungis s’est doté en 2015 d’un pavillon spécifique, le D6. Un véritable « flagship », selon Stéphane Layani. Tout de bois habillé, situé au coeur du secteur des produits traiteur et de la gastronomie, il est une réponse, bien visible, à une demande croissante dans un secteur que la grande distribution occupe largement.

Stéphane Layani devant le nouveau Pavillon du bio - Florence Levillain pour Les Echos
Stéphane Layani devant le nouveau Pavillon du bio – Florence Levillain pour Les Echos

Et pour tirer vers le bas l’empreinte écologique d’un site qui enregistre le passage de 25.000 véhicules par jour, dont une part importante de frigorifiques, Rungis développe une mutualisation des transports de denrées et a mené une politique de valorisation de ses déchets. Des 78.000 tonnes de résidus par an, la quasi-totalité est transformée en chaleur pour tout le site du MIN de Rungis, ainsi qu’une partie de l’aéroport d’Orly et des logements sur les communes de Choisy et de Vitry.

Le défi du Brexit

Vendre un tel savoir-faire est un défi de taille pour Rungis. Après s’être fait souffler le contrat de Dubaï par l’Espagne, autre pays exportateur d’ingénierie de marchés de gros de produits frais, Rungis continue l’accompagnement de la Russie pour celui de Moscou. Sans que l’endroit approprié ait pu être encore trouvé. L’expertise de Rungis Engineering s’exerce idéalement sur des zones de plus de 5 millions de bouches, elle a, notamment, essaimé en Chine, à Shanghai, en Egypte, au Bénin ou au Vietnam. La Semmaris exploite aussi, depuis 2017, le MIN de Toulouse, deuxième marché de gros après Rungis, alors que la France entière en compte, au total, une vingtaine.

Le marché de produits frais attire à 20 % des restaurateurs, 70 % sont des détaillants et 10 % sont des clients étrangers. Parmi eux, une large majorité vient du Royaume-Uni et plus exactement de Londres. Une clientèle non négligeable sur laquelle le Brexit fait peser l’incertitude. « On exporte beaucoup de fruits et légumes et de fromages, mais on importe aussi, de la viande notamment. Donc il y aura un impact. Pas tant sur les prix que sur l’administratif et les délais. Actuellement tout cela circule librement, demain les formalités de douane seront plus lourdes », craint Stéphane Layani.

Mon travail est de créer les conditions pour que les entreprises se développent. Et sur le Brexit, on a un vrai sujet.

Des scénarios, du plus léger au plus lourd, auxquels les douanes se préparent depuis plusieurs mois. « On fait des entretiens individualisés auprès des opérateurs où l’on étudie leur schéma logistique pour les conseiller »  précise Jean-François Depin, chef du pôle d’action économique des douanes de Paris-Est, en charge du secteur de Rungis. «  Avec la dématérialisation, le temps d’immobilisation des marchandises dû aux procédures de dédouanement est tombé, selon les chiffres consolidés de 2017, à seulement 2,44 minutes », ajoute-t-il. « Mon travail est de créer les conditions pour que les entreprises se développent. Et sur le Brexit, on a un vrai sujet », s’inquiète toutefois Stéphane Layani.