«On peine à imaginer le bouleversement alimentaire aux États-Unis»: comment Coca-Cola, Nestlé et autres Mars cherchent la parade à l’essor des médicaments coupe-faim – Le Figaro
«On peine à imaginer le bouleversement alimentaire aux
États-Unis»: comment Coca-Cola, Nestlé et autres Mars cherchent la parade à l’essor des médicaments coupe-faim
Les géants des produits plaisirs, sucrés et salés, sont bousculés par l’essor des médicaments anti-obésité. Illustration : Britt van Niekerk/Photos : Adobe Stock, Vital Poursuit, Coca-Cola Company, Snickers, Healthy Choice et Clif & Bar Company
RÉCIT – La vague des traitements anti-obésité modifie radicalement les habitudes alimentaires de dizaines de millions d’Américains. S’adapter à cette nouvelle donne est un défi pour les géants du secteur.
«Ce n’est vraiment pas agréable, c’est comme si l’on me forçait. En fait, mon corps me dit non…» Les habitudes alimentaires de Ryan, trentenaire new-yorkais, n’ont désormais plus rien à voir avec celles qui étaient les siennes il y a quelques mois. Le jeune homme multipliait alors les snacks salés et les boissons énergisantes tout au long de la journée, intercalés entre des déjeuners et dîners plus que copieux. Aujourd’hui, ses en-cas n’ont plus la même saveur : finies les chips et les barres au chocolat, qu’il juge maintenant écœurantes rien qu’à l’odorat. Et il lui est difficile d’avaler les aliments trop denses, alors que le sentiment de faim a quasiment disparu.
Une petite révolution qui a une cause: désireux d’en finir avec son surpoids tenace, le jeune homme s’injecte, chaque semaine depuis huit mois, une dose de Wegovy. Ce traitement à base de sémaglutide, un analogue de l’hormone GLP-1, joue un rôle majeur dans le sentiment de satiété. Comme la quasi-totalité des patients (80 à 85%), il a vu son appétit (et ses kilos) chuter. Ses goûts et préférences alimentaires ont aussi évolué.
Ces nouveaux types de médicaments, apparus en 2021, sont devenus un phénomène outre-Atlantique. D’abord chez des patients luttant contre l’obésité. Et, progressivement, auprès de consommateurs souhaitant perdre quelques kilos, pour des raisons esthétiques. Selon les sources, entre 12 et 15% des Américains ont été, ou sont actuellement traités par ce type de produits, vendus sous forme de stylos injecteurs. Soit 45 millions de personnes.
Potion amère
Cette vague de fond profite bien sûr aux laboratoires pharmaceutiques, en premier lieu l’américain Eli Lilly et le danois Novo Nordisk. Le premier commercialise le Zepbound et le Mounjaro, le second, le Wegovy. Mais pour les géants des produits plaisirs, sucrés et salés, la potion est amère. Selon une étude de l’Université de Cornell rapportée par le spécialiste américain des ingrédients pour l’agro-industrie IFF, les dépenses alimentaires des patients sous GLP-1 chutent de 6% dans les six premiers mois du traitement. En premier lieu, ils se détournent des chips (-11%), pâtisseries (-9%), fromages (-7%), cookies (-6,7%), boissons sucrées (-6,6%), glaces (-5,5%), mais aussi des huiles (-7%), de la viande (-6%) ou encore des confitures (-5%).
Le phénomène ne contracte donc pas que le tour de taille des Américains. Toujours selon l’Université de Cornell, le marché alimentaire américain s’est déjà allégé, au bas mot, de 3 milliards de dollars. Mais, selon John Plassard, responsable de la stratégie d’investissement chez Cité Gestion, qui s’appuie sur les chiffres de KPMG, ce chiffre pourrait à terme dépasser 48 milliards de dollars, soit plus de 5% du marché, si l’usage des traitements antiobésité explose. Or leur potentielle administration sous forme orale pourrait donner un second coup d’accélérateur à leur développement dans les foyers américains. Jusqu’à porter, à terme, à environ 25% la part de la population locale traitée. Selon le réputé Journal of the American Medical Association, le nombre de patients éligibles aux États-Unis (en surpoids, obèses ou diabétiques) se chiffrait déjà, fin 2024, à 137 millions de personnes, soit plus de 40% de la population.
La junk food en première ligne
L’aversion des patients qui prennent ces traitements pour le gras, le salé et le sucré est un défi majeur pour les géants des rayons alimentaires délaissés. «On peine à imaginer le bouleversement alimentaire qui se passe actuellement aux États-Unis», glisse-t-on à la direction générale d’un géant français du fromage et des produits laitiers. Après des années de croissance, les ventes de snacks sucrés aux États-Unis ont reculé de plus 6 % au premier semestre 2025, selon le panéliste NielsenIQ.
Le roi suisse du chocolat Lindt a été l’un des premiers à percevoir la tendance avec, sur ce marché, « une baisse des volumes de plus de 5% aux États-Unis l’an dernier», relevait son PDG, Adalbert Lechner, en avril dernier. Symbole américain de la junk food, Kraft-Heinz (Kraft, Heinz, Philadelphia, Lunchables, Jello) déplore une chute des ventes de près de 10% en Amérique du Nord depuis 2024. Depuis le début de l’année, Mondelez a vu les ventes de ses Oreo et Chips Ahoy! reculer de 2,4% outre-Atlantique. Les marques du géant Coca-Cola (Coca, Fanta, Sprite…) ont cédé 1% depuis janvier aux États-Unis. Quant à Pepsico, les volumes vendus de ses chips (Lay’s, Doritos…) ont chuté de 2,5% l’an dernier.
Non coté, le géant de la confiserie Mars (Mars, Snickers, Twix…) reste lui très discret sur ses performances outre-Atlantique. Mais sa récente offensive en Europe, où il va investir 1 milliard d’euros pour doper ses capacités de production et décarboner ses usines, en dit long sur son besoin de compenser les difficultés du marché aux États-Unis. Car dans une industrie de volumes, l’urgence est bien pour les mastodontes de l’alimentaire de s’adapter à cette nouvelle donne.
Gammes spécifiques
Chez Nestlé, ce sujet est surveillé comme le lait sur le feu depuis deux ans. Certes, le leader mondial de l’alimentaire, fort de ses 2000 marques, est un peu moins touché (-0,4% sur les neuf premiers mois de 2025 dans la zone Amériques) que ses concurrents américains, mais l’Amérique du Nord est la seule zone où ses volumes n’ont pas progressé cette année. La diversité de son portefeuille lui permet de compenser à peu près d’un côté (barres et boissons protéinées…) ce qu’il pourrait perdre de l’autre (snacks sucrés, café, confiserie…). C’est que, fréquemment, la prise de traitements anti-obésité n’entraîne pas seulement un amincissement rapide. Elle peut engendrer des carences. Et, comme le souligne le spécialiste des ingrédients IFF, les effets du GLP-1 ne se traduisent «par de simples changements de préférences. Ils reflètent un recalibrage plus profond de la façon dont la saveur est enregistrée et interprétée».
Nestlé a donc fait plancher ses équipes de R&D sur le sujet, pour être l’un des premiers à lancer une marque ciblant spécifiquement les consommateurs sous traitement GLP-1. Baptisée «Vital Pursuit», la gamme propose certains produits pour le moins inattendus dans le cadre d’un régime, même s’ils sont proposées en portions plus réduites: pizzas hyperprotéinées et sans gluten, bols de pâtes et burgers enrichis en protéines pour pallier les carences des patients…. Au total, une dizaine de références «spéciales GLP-1» composent la gamme.
Le groupe mise aussi sur sa marque de boissons nutritionnelles Boost, pour les patients enclins à privilégier des portions et repas liquides. «Perds ton poids, pas tes muscles», «Aide ton intestin à se nourrir», «Prends tes micronutriments!» Sur sa plate-forme santé glp-1nutrition.com, lancée en juin 2024, Nestlé se fend enfin de nombreux conseils à ses clients américains. Le but: lutter contre leurs troubles digestifs, et la perte de masse musculaire liée à leur traitement.
Nouvelles recettes
Chez le spécialiste américain des snacks et plats préparés Conagra (Snack Pack, Banquet, Pam…), les équipes R&D ont misé sur la marque Healthy Choice, déclinée en 26 références pour les utilisateurs de GLP-1. La promesse: pallier les carences en fibres et protéines, avec peu de calories. Le tout pour un prix à l’unité oscillant entre 3,50 et 3,99 dollars. Certains ont dans leur portefeuille de quoi prendre le tournant imposé par l’essor des médicaments anti-obésité. Coca-Cola mise sur sa version Zéro, ainsi que sur ses boissons pour sportifs (Powerade, BodyArmor…), dont les volumes ont progressé de 3% depuis le début de l’année. Jouer la carte de la protéine est un argument qui porte chez les patients carencés. Chez Mars, les Snickers «Hi Protein, Low Sugar» promettent ainsi une collation protéinée idéale… General Mills (Nature Valley) et Mondelez (Clif Bar & Company, rachetées en 2022) comptent aussi sur leurs barres protéinées.
Les barres protéinées Supergut, les compléments Herbalife, la chaîne locale de smoothie Smoothies King… nombreuses sont aussi les petites marques américaines, ayant fait de la mention «GLP-1 companion» (accompagnement du traitement) un argument. De quoi commencer à prendre une – petite – part d’estomac des consommateurs. Au-delà, qu’elles soient marketing ou non, les promesses santé de ces nouveaux produits présentent surtout un autre intérêt aux industriels. Vendus plus cher au kilo que leurs homologues classiques à des consommateurs prêts à payer plus pour se sentir mieux, ces produits «GLP1 friendly» sont souvent plus rentables.
Une illustration que le phénomène, s’il donne un coup d’arrêt à certains marchés, ouvre aussi la voie à un autre, estimé à plus de 190 milliards d’euros par KPMG. À condition de prendre correctement le tournant. Et ce même si un flou persiste sur la pérennité de cette vague de ces coupe-faim. Selon le Journal of the American Medical Association, conforté par plusieurs études, plus de 70% des patients arrêtent le traitement dans les deux ans, sans que l’on puisse encore évaluer à moyen terme le retour ou non, aux habitudes alimentaires antérieures.
«Make America Healthy»
Cette absence de certitudes explique la prudence du roi du fromage Lactalis (30 milliards d’euros de chiffre d’affaires), qui a racheté au début de la décennie les fromages Kraft aux Etats-Unis et au Canada, Le géant laitier français indique ainsi pudiquement ne pas «viser spécifiquement cette catégorie de consommateurs» sous traitement. Mais, plus généralement, «ceux qui cherchent à allier bien-être et goût». Le groupe n’a d’ailleurs pas caché qu’il devrait retravailler les ingrédients de ses yaourts locaux Yoplait aux Etats-Unis (plus riches qu’en Europe) – il vient d’acquérir les activités locales de la marque – et Go-Gurt.
Au-delà des créations ou reformulations de recettes, certains géants des produits plaisir font surtout des choix plus tranchés. Comme Unilever, qui a choisi de se séparer de sa division glaces (Magnum, Ben & Jerry’s…) en la mettant en Bourse, ce qui l’amputera de plus de 8 milliards de chiffre d’affaires (13%). La réflexion stratégique a certes été lancée avant la vague des produits coupe-faim. Mais les tendances américaines récentes, qui voient les ventes de cette division chuter en moyenne autour de 2,5% par an depuis 2019, ont achevé de convaincre le groupe que ces produits plaisir ne répondaient plus aux nouvelles attentes.
En Europe, ces médicaments coupe-faim commencent à être autorisés, mais sont encore peu répandus. «Le Royaume-Uni sera bientôt concerné», souffle-t-on dans les équipes marketing européennes de Nestlé. À ce stade, les conditions bien plus strictes d’autorisation et de prescription de ces médicaments sur le Vieux Continent affaiblissent drastiquement la probabilité d’une vague similaire à celle des États-Unis. Pour les géants de l’alimentaire, les efforts sont donc essentiellement concentrés sur leur portefeuille de produits vendus en Amérique du Nord. Les pages des livres de recettes n’ont pas fini de tourner dans les cuisines des géants des rayons au Pays de L’oncle Sam.