Au lendemain des Etats Généraux de l’Alimentation, Richard Girardot, président de Nestlé France depuis 2013 et à la tête aujourd’hui de l’association qui défend l’agroalimentaire dénonce les excès de la grande distribution mais reconnaît que son industrie doit aussi innover et jouer un rôle constructif pour relancer tout un écosystème qui a de plus en plus de mal à produire en France.

Comment réagissez-vous à l’évolution des modes de consommation qui, pour résumer à grands traits, privilégient la qualité à la quantité ?

Les fondamentaux de notre industrie ne changent pas. Les gens ont toujours besoin de se nourrir. Deux éléments ont cependant vraiment changé. D’abord, les Français ne consacrent plus que 10 % de leur budget à l’alimentation. Autrefois, c’était 20 %. Nous atteignons une limite, surtout si l’on recherche plus de qualité ou des produits plus variés. Ensuite, le consommateur est devenu multiforme. Il n’achète plus au même endroit, dans un hypermarché, par exemple. La règle immuable qui voulait que la France était le pays des trois repas vole en éclats. Le consommateur mange dans la rue, se fait livrer au bureau et même, de plus en plus, à la maison le soir, il achète plus de plats préparés dans une restauration rapide qui se diversifie et monte en gamme. Le consommateur et les repas se sont déstructurés.

De quelle façon les industriels de l’alimentation s’adaptent-ils à cette nouvelle donne ?

Ces nouvelles attentes sont plus une opportunité qu’une menace. La demande est là et il faut être capable de s’adapter à cette demande. Mais il ne faut pas croire que tout était simple avant. Quand un industriel lançait une barre chocolatée il y a vingt ans, il devait la distribuer dans la grande distribution, mais aussi dans les stations-service, les boulangeries, les distributeurs automatiques, etc. Aujourd’hui, de nouveaux réseaux de distribution montent, d’autres, comme l’hypermarché, souffrent. L’évolution est progressive, ce qui nous laisse le temps de nous adapter en nous appuyant sur une logistique qui a énormément progressé. Le métier d’un industriel, c’est de s’adapter. On doit innover, lancer de nouveaux produits, parier sur de nouveaux formats, de nouvelles approches. Mon expérience chez Nespresso m’a appris une chose, même dans le café, on ne peut plus juste vendre un produit. On doit proposer une expérience.

Votre métier était quand même plus simple avant ?

Il faut aller plus vite et être encore meilleur dans l’exécution mais il ne faut pas faire preuve de nostalgie et idéaliser le passé. Les grands industriels ont toujours dû innover et apprendre à être à la fois des acteurs globaux et locaux. Mais ceux qui apprennent à maîtriser cette complexité sont aussi ceux qui peuvent en tirer une expérience utile. Une présence mondiale, c’est un sacré atout. Quand on lance un nouveau produit dans un pays, on ne part pas de zéro.

Une majorité de Français estiment que ce qu’ils mangent peut avoir un effet négatif sur leur santé. Que faites-vous pour lutter contre ce « food bashing » ?

L’ironie, c’est que la sécurité alimentaire est une force dans notre pays. Jamais la sécurité alimentaire n’a été aussi bien assurée par les professionnels. C’est un acquis, on ne devrait même plus en parler. Ce qui inquiète les consommateurs, c’est autre chose, ce sont les conséquences potentielles, sur le long terme, de l’alimentation sur leur santé. C’est un sujet complexe que les industriels prennent à bras-le-corps. Ils font évoluer leurs propositions. Les gens veulent manger mieux. Le mieux est donc un dû. On doit au consommateur la sécurité, mais aussi une alimentation de meilleure qualité, ainsi que plus de proximité et d’authenticité. Je parle là d’une authenticité véritable, pas marketing. Mais pour avancer sur ce chemin, il faut que les entreprises aient les moyens d’investir et pour cela arrêter la destruction de valeur dans la filière alimentaire et la démagogie négative sur nos métiers !

Pourquoi, selon vous, le consommateur n’a plus confiance ?

Nous vivons dans la société de la défiance. Toutes les semaines, notre industrie est attaquée par une émission de télévision ou dans un livre. On vit dans l’ère du doute. On ne croit plus les experts ou les scientifiques. On veut nous faire croire que tout le monde est corrompu. On joue sur les peurs avec un véritable marketing de la peur. Notre industrie a peut-être manqué de transparence. Il y a sans doute eu des excès. A nous d’évoluer, d’accepter une forme d’autocritique, d’expliquer notre travail, mais aussi de demander qu’on ne nous impose pas trop d’injonctions contradictoires. On ne peut pas d’un côté nous demander que l’on puisse garder les yaourts de plus en plus longtemps pour lutter contre le gaspillage et de l’autre nous demander de supprimer les agents conservateurs. Et puis n’oublions pas une évidence, le vrai risque ce n’est pas de manger… c’est d’arrêter de manger !

Pensez-vous que la loi alimentation permettra de sortir de la guerre des prix entretenue par les distributeurs ?

Nous l’espérons. Nous soutenons la loi alimentation et nous partageons l’esprit des Etats généraux de l’alimentation. Il faut recréer un cercle vertueux qui profite à tous, agriculteurs, industriels de l’agroalimentaire, distributeurs et consommateurs. En quatre ans, la guerre des prix a fait perdre 4,5 milliards d’euros au secteur. Certains produits, comme le paquet de quatre tranches de jambon blanc, ont vu leur prix baisser de 40 % ! Nos entreprises, qui investissent entre 4 % et 5 % de leur chiffre d’affaires dans la recherche et leur développement, sont à bout. Elles ne peuvent plus investir. Beaucoup réduisent leurs coûts. Et il ne faut pas croire qu’il ne s’agit que de multinationales comme Nestlé ou Danone, qui se rattrapent sur d’autres marchés mondiaux : 98 % des entreprises représentées par l’Ania sont des PME. Ce qui est en jeu, c’est l’innovation, vers plus de qualité, plus de saveur, en faveur d’une production plus durable dans notre pays. C’est l’innovation qui fait revenir les clients dans les magasins. Nous voulons croire que la loi alimentation enclenchera cette spirale vertueuse, mais nous n’en sommes pas sûrs…

Pourquoi doutez-vous des effets de la loi alimentation ?

Les ordonnances et les décrets ne sont même pas encore publiés que  Leclerc et Intermarché annoncent ouvertement qu’ils vont contourner la loi. Leclerc mettra plus que jamais la pression sur les prix lors des négociations commerciales et Intermarché continuera à faire des promotions massives. Ce n’est pas acceptable. Par ailleurs, j’attends de voir si le relèvement de 10 % du seuil de revente à perte qui gonflera les marges des distributeurs bénéficiera à leurs fournisseurs. Nous serons donc très vigilants sur le déroulé des prochaines négociations commerciales !

Le risque c’est tout de même que les prix augmentent ?

Si on se résigne et qu’on accepte  la destruction de valeur , le risque c’est tout simplement que notre pays se désindustrialise, que pas un investisseur étranger ne daigne produire chez nous. Si tout le monde ou presque était heureux de la situation actuelle, si les industriels étaient les seuls à se plaindre, on pourrait à la rigueur se dire que la guerre des prix est un mal qu’il faut accepter. Mais il y a des paysans qui se suicident, des PME qui mettent la clef sous la porte, des distributeurs qui souffrent et des consommateurs qui veulent une alimentation de meilleure qualité. Nous sommes à un tournant : soit nous acceptons une augmentation des prix qui sera modeste et nous pouvons espérer en sortant de la déflation sortir collectivement d’une crise, soit nous nous enfonçons dans une spirale qui ne fait que des perdants. Cela demande une certaine dose de courage politique d’assumer un peu d’inflation. Mais n’oublions pas que l’on parle d’un panier moyen qui coûterait sans doute un peu moins de 1 % de plus, soit 50 centimes par mois par français ! C’est bien moins que l’essence à la pompe !

Pouvez-vous garantir de votre côté que les industriels feront bien profiter les agriculteurs auprès desquels ils achètent leurs matières premières de ce ruissellement provoqué par le relèvement du seuil de revente à perte ?

C’est bien le sens de notre engagement depuis les Etats généraux ! Mais il s’agit d’un tout. L’ensemble des mesures prévues dans la loi et dans les ordonnances doivent permettre aux acteurs de la filière de produire et vendre leurs produits à des prix qui tiennent compte de leurs coûts de production ou de distribution.

En ce qui concerne le relèvement du SRP, il s’agit de redonner plus de marge aux enseignes de la grande distribution sur les produits de grandes marques qui sont aujourd’hui extrêmement bataillés, afin de rééquilibrer les marges sur l’ensemble des produits alimentaires consommés par les français, et donc de redonner de l’oxygène à tous les acteurs. Où vont aller les 10 % de SRP au 1er janvier 2019 ? Dans les caisses des distributeurs ! Pour que cela fonctionne, tout le monde doit jouer le jeu !

L’agroalimentaire français a longtemps été un champion à l’exportation. Le secteur marque le pas. Pourquoi ?

Il est vrai que les exportations italiennes progressent et pas les nôtres. L’international, cela s’apprend. Les Italiens montrent l’intérêt qu’il y a à chasser en meute. Il faut aussi se poser la question de la compétitivité de notre agriculture. Les Etats généraux de l’alimentation avaient un volet qualitatif. Il faut raison garder. Toutes les productions ne pourront pas être bio, sinon, on ne nourrira pas tout le monde. Je crois personnellement à l’agriculture raisonnée, qui limite les intrants. Il faut aussi, à côté, une production qui sera compétitive sur les marchés mondiaux. Enfin, je constate que des pays comme les Etats-Unis ou la Chine se montrent protectionnistes en matière agricole. La France pourrait légitimement protéger son agriculture afin de lui permettre d’affronter les défis du futur.

L’Autorité de la concurrence enquête sur un présumé cartel du jambon. Dans la volaille ou le yaourt, il y a eu des condamnations pour entente. Ces affaires n’érodent-elles pas le crédit de toutes vos déclarations sur la guerre des prix ?

S’il y a infraction , cela devra être sanctionné, bien évidemment. Mais, dans le même temps, n’est-il pas choquant que, depuis des années, on laisse des distributeurs concurrents se rapprocher ? Avant 2015, chaque distributeur achetait de façon indépendante à ses fournisseurs. Aujourd’hui, les enseignes s’allient pour pouvoir acheter leurs produits en commun et faire ainsi pression sur les entreprises. Le rapport de forces est totalement disproportionné, les entreprises font face à quatre superclients aux pouvoirs décuplés, dont certains pèsent plus de 30 % du marché ! Pire, ces alliances changent régulièrement, ce qui désorganise encore plus le marché. Heureusement, une enquête de l’Autorité de la concurrence est en cours. Les abus de pouvoir des distributeurs sont régulièrement sanctionnés par la DGCCRF. Une condamnation à rembourser 77 millions vient ainsi d’être confirmée et une affaire concernant 108 millions d’euros est en cours… Mais ces condamnations restent trop peu nombreuses, et elles ne provoquent pas d’affaiblissement significatif de l’extrême pression exercée sur les fournisseurs. C’est pourquoi, dans le dispositif qui est mis en place avec cette loi, nous appelons à des contrôles et des sanctions massifs. C’est aussi le meilleur moyen d’encourager les distributeurs à jouer le jeu d’une négociation équilibrée dans l’intérêt des filières.