Retour aux sources pour l’industrie de la bière
Après une cinquantaine d’années de consolidation et de standardisation du goût, l’hégémonie de la bière industrielle semble menacée par l’artisanal dans les pays développés.
Même si les ventes de spiritueux ne cessent de progresser, cela fait maintenant trois ans que la consommation mondiale d’alcool diminue. En 2017, celle-ci a été inférieure à 250 milliards de litres, selon le cabinet International Wine & Spirits Research. Ce niveau (relativement) faible n’est pas étranger au fait que la bière a de moins en moins la cote – ce breuvage représente historiquement près des trois quarts de l’ensemble des boissons alcoolisées consommées dans le monde. Le 1er mars, l’Alcohol Tobacco Tax &Trade Bureau (le régulateur américain du secteur) révélait que la production de bière outre-Atlantique avait à nouveau chuté en 2017, de 2,75 % précisément. C’est là sa plus forte baisse depuis 14 ans, et les volumes sont désormais inférieurs à 185 millions de barils. Un niveau jamais atteint depuis 1986. Et cette correction ne concerne pas uniquement les Etats-Unis, puisqu’elle est constatée sur l’ensemble des marchés développés. En Allemagne par exemple, où l’Office local de statistiques, Destatis, a publié, début février, des chiffres éloquents. Les volumes de bière vendus localement ont chuté de 2,5 % en 2017, à 93,5 millions d’hectolitres. De quoi tirer une conclusion sévère : les Allemands n’ont jamais bu aussi peu de bière depuis 1993. Pire, les exportations de bière allemande hors Union européenne ont reculé de 4,1 %, l’an passé.
Boire moins, mais « mieux »
Cela fait en réalité plus d’une dizaine d’années que les marchés historiques de la bière que sont Europe et les Etats-Unis marquent le pas. En France, en Allemagne, et au Royaume-Uni, on parle même d’une baisse de 10 % des volumes de production entre 2007 et 2014, selon McKinsey. Ce recul masque une réelle tendance de fond favorisant les segments premium. Sur ce marché, et comme c’est déjà le cas pour la plupart des produits alimentaires, les consommateurs tendent à bouder les grandes marques mondiales pour leur préférer l’artisanal et le bio. Un phénomène qui est parfaitement illustré par les cohortes de brasseurs qui ont choisi de miser sur ces créneaux dans nos frontières. L’émergence des grands groupes internationaux avait réduit leur nombre à moins de 200 au début des années 2000. Mais la vapeur a commencé à s’inverser il y a seulement une décennie, de manière à ce que l’Hexagone compte aujourd’hui pas moins de 1 100 producteurs, selon Brasseur de France. Si ce total reste nettement en retrait des 2 800 brasseurs du début du XXème siècle, la remontée en puissance est bien réelle. Une nouvelle brasserie s’ouvrirait tous les trois jours, d’après l’association.
Le phénomène est évidemment aussi présent outre-Atlantique, les Etats-Unis affichant plus de 4 000 brasseries artisanales à fin 2015, contre seulement 1 000 au début des années 2000. Le premier marché mondial (plus de 100 Md$ de ventes chaque année) a ainsi vu ses ventes de « craft beer » exploser entre 2010 et 2016, en passant de moins de 9 Md$ à plus de 22 Md$, selon la Brewers Association. Avec près de 10 % de croissance annuelle régulière, ce segment représente déjà 21 % du marché national.Le renfort du private equity
Les fonds de non-coté n’ont évidemment pas manqué d’y voir une opportunité. Ils financent depuis une dizaine d’années les brasseurs indépendants les mieux à même de tirer leur épingle du jeu face à des géants aux velléités d’acquisitions affirmées (lire, p. 24-25). PitchBook a recensé ainsi 28 opérations ayant impliqué des fonds de private equity en 2016, après une année 2015 particulièrement active (37 deals). En avril 2017, TSG Consumer Partners est entré au capital du brasseur écossais BrewDog. Le fonds basé à San Francisco a alors déboursé 213 M£ pour s’offrir 23 % des titres de ce brasseur né en 2007 dans le garage de deux jeunes passionnés. Près de la moitié de son investissement a pris la forme de new money destinée à accélérer l’expansion de BrewDog, le solde ayant servi au rachat de parts de minoritaires. Le jeune brasseur se voyait valorisé plus de 1 Md£ pour l’occasion. Ce n’était pas là le premier investissement de TSG Consumer Partners dans un brasseur artisanal, puisque qu’il s’était déjà aventuré dans le secteur en 2014, en entrant au capital de SweetWater Brewing Company. Et la même année, il avait mené un LBO de 700 M$ sur Pabst Brewing. Son managing director, Pierre LeComte, affirmait déjà à l’époque que « les bières artisanales ont le vent dans le dos : les consommateurs sont à la recherche de plus de variétés et de qualité – et veulent que les marques leur racontent une histoire ». Reste à savoir si cet investisseur tiendra le même discours au moment de signer ses premières sorties…
Car une cession aux géants industriels du secteur s’avère souvent destructrice de valeur. Les afficionados des bières artisanales sont en effet prompts à crier au scandale quand leur marque fétiche se fait goulûment avaler par un mastodonte en mal de croissance. Et n’hésitent pas à appeler au boycott des « Goliath » menaçant leur « David ». Le co-fondateur de BrewDog, James Watt, répète d’ailleurs à qui veut bien l’entendre qu’il préfère « se tirer une balle dans la tête » plutôt que de se vendre à un « macrobrasseur ». Il n’est pas certain que son actionnaire TSG Consumer Partners l’entende de cette oreille.
Dealogic a ainsi recensé pas moins de 19 acquisitions de brasseries artisanales aux Etats-Unis, en 2015, pour un montant cumulé de près de 13 Md$. La grande majorité de ces rachats sont évidemment initiés par les deux géants AB InBev (qui contrôle seul 45 % du marché local) et Heineken, le premier d’entre eux ayant ainsi conclu pas moins de onze acquisitions de brasseries artisanales entre 2014 et 2015, dont celle du new-yorkais Blue Point ou de l’anglais Camden Town Brewery. En septembre dernier, il a cependant licencié 90 % des effectifs de sa branche dédiée à ces activités « premium », The High End, et fait part de son intention de ne plus procéder à ce type d’acquisition. Tout cela pour se concentrer sur la croissance organique de la dizaine de marques « artisanales » qu’il affiche désormais en portefeuille. Et sur leur rendement. Une ambition mass-market qui sera vraisemblablement compliquée à mettre en œuvre sans la bénédiction des consommateurs ciblés.
Source : Retour aux sources pour l’industrie de la bière | Capital Finance