Titres-restaurant : une bataille à couteaux tirés pour se partager un gâteau de 9 milliards d’euros
RÉCIT – Les pouvoirs publics s’apprêtent à prolonger la possibilité d’utiliser largement ces titres dans les grandes surfaces. C’est une défaite supplémentaire pour les restaurateurs, face à des distributeurs qui captent de plus en plus la «pause déj» des salariés. Au point d’inquiéter les émetteurs.
Thierry Marx, le chef étoilé le plus médiatique de France, est un fervent adepte de la méditation et du bouddhisme zen. Mais il est aussi ceinture noire de judo et président de l’Union des métiers et des industries de l’Hôtellerie (Umih), le premier syndicat de restaurateurs en France. Permettre aux Français, depuis 2022, de faire leurs courses alimentaires en grandes surfaces en utilisant leurs titres-restaurant le fait sortir de ses gonds. Et endosser un nouveau costume: celui de défenseur du déjeuner au resto avec son titre-resto.
«Priver les restaurateurs de revenus au profit de la grande distribution est un scandale!, s’agace Thierry Marx. Chaque jour, une vingtaine d’établissements ferme. On ne résoudra pas un problème de pouvoir d’achat en France, en détruisant des emplois dans notre secteur au profit de la grande distribution».
Les restaurateurs ont l’habitude de râler
Depuis plusieurs semaines, les restaurateurs ne décolèrent pas contre les distributeurs comme Carrefour, Auchan et Leclerc. Ils ont l’habitude de râler. Mais généralement, c’est contre les émetteurs de titres-restaurant, qui leur font payer des commissions très élevées. Cette fois, ils accusent haut et fort la grande distribution de les priver injustement d’une part de plus en plus importante de ces titres.
Avec cette offensive, l’objectif est clair: contrer la possibilité de prolonger – a minima l’an prochain encore – l’utilisation très large des titres-restaurant en grandes surfaces. Une option plébiscitée par les Français. Un projet législatif est actuellement examiné au Parlement : il sera soumis au vote des députés mardi 19 novembre, avant de partir au Sénat. Et le texte a toutes les chances de passer. L’enjeu est de taille: cet avantage social, financé à 50% par les employeurs, utilisé par 5,5 millions de salariés, représente une manne financière de quelque 9 milliards d’euros.
«Thierry Marx monte dans les tours mais on ne dépense pas les titres-restaurant dans ses établissements étoilés», ironise un représentant du monde de la distribution. Agacée par cette levée de boucliers, la déléguée générale de la fédération du commerce et de la distribution (FCD), Layla Rahhou, n’a pas hésité à recadrer ses opposants dans un récent commentaire posté sur LinkedIn. «Les salariés n’ont pas à se faire dicter la manière dont ils ont le droit de se nourrir, avec des titres qu’ils financent en partie ! Le lobby des restaurateurs et des fast-foods doit revenir à la raison», écrit la représentante des géants de la distribution. Et elle ne s’arrête pas aux seuls restaurateurs. Dans son viseur également, l’émetteur du Ticket-Restaurant Edenred, qui défend désormais ouvertement la restauration. Une prise de position «tout simplement honteuse et choquante! Elle démontre la collusion entre certains émetteurs et le lobby des restaurateurs et des fast-foods qui souhaitent continuer à bénéficier d’une situation de rente contre l’intérêt des Français.», dénonce la déléguée générale. Layla Rahhou est convaincue qu’elle leur a fermé le clapet.
Un monopole perdu
Mais la pilule ne passe plus chez les restaurateurs qui considèrent les titres-restaurant comme une chasse gardée qu’ils sont en train de perdre avec la bénédiction du gouvernement. Alors qu’ils en avaient le monopole il y a une vingtaine d’années, ces titres ne sont désormais plus dépensés qu’à 40% dans les restaurants. Plus de 30% vont directement dans les caisses des grandes surfaces et le reste dans des boulangeries, chez des traiteurs et autres commerces de bouche. La fin d’une époque? Cette évolution donne un peu plus de billes à la FCD qui appelle à changer le nom même du dispositif en «titre repas» pour sortir de ce «combat d’un autre temps.»
La restauration n’en démord pas. Dès le début du mois de septembre, avant même que l’exécutif ne s’empare du dossier, elle passe à l’attaque pour tenter de reprendre la main face aux grandes surfaces, leur nouvel ennemi public numéro un. C’est le syndicat des fast-foods (Snarr) qui a dégainé le premier, bien avant Thierry Marx. Lors d’un petit-déjeuner au Medef consacré à la filière alimentaire, en présence du président de l’organisation patronale Patrick Martin et des dirigeants de la FCD, de l’association nationale des industries alimentaires (Ania) et de l’Umih, Romain Girard, le président du Snarr, aurait mis le sujet sur la table. Alors que le secteur fait face à de nombreux défis dans un contexte de consommation morose, que le milieu des affaires redoute «une claque fiscale» avec le prochain projet budget 2025, le Snarr s’inquiète de son pré carré.
Interventions dans les médias, communiqués… «Les restaurateurs ont profité du vide politique pour tenter de faire pleurer les gens» à défaut de pouvoir agir auprès des responsables politiques, lâche un bon observateur du dossier. À cette période, plus personne ne répond. La nomination d’un nouvel exécutif se fait attendre. Le premier ministre Gabriel Attal et son gouvernement comptent leurs jours. Les restaurateurs espèrent aussi que le remaniement leur facilitera la tâche avec l’arrivée d’un nouvel exécutif plus attentif à leurs revendications.
La grande distribution fait pression discrètement
En vain. Les sorties médiatiques et les tractations auprès des politiques du syndicat des fast-foods et de Thierry Marx n’auront eu aucun effet. Dès l’arrivée du gouvernement Barnier le 21 septembre, les équipes de la nouvelle secrétaire d’État en charge de la consommation à Bercy, Laurence Garnier, s’activent: une note est rapidement envoyée à Matignon sur la nécessité de prendre une décision avant la fin de l’année pour prolonger la mesure en 2025. La grande distribution aussi fait pression discrètement. « Lors de nos rendez-vous avec Bercy, Matignon et les députés, on a averti sur le sujet», se souvient un distributeur.
Fin octobre, Matignon, qui marche sur des œufs, donne finalement son feu vert. Pour les restaurateurs, la bataille est perdue. Pire, la mesure risque désormais d’être gravée dans le marbre au grand bénéfice des distributeurs. Les députés de la commission des affaires économiques à l’Assemblée nationale viennent tout juste d’adopter des amendements pour la pérenniser et ainsi mettre un point final à cette guerre de plusieurs années. À la manœuvre? L’ancienne ministre du commerce Olivia Grégoire qui, désormais députée, a déposé un des amendements et est bien déterminée à continuer le combat. L’exécutif s’y oppose. «Le gouvernement veut une prorogation d’un an qui nous paraît le bon équilibre avec les restaurateurs, dans un contexte de fin de la baisse de l’inflation», martèle-t-on dans l’entourage de Michel Barnier. Cette pérennisation doit encore passer le cap de la plénière le 19 novembre à l’Assemblée puis du Sénat mais les restaurateurs crient déjà à «la mort du titre-restaurant».
«Nous sommes perdants sur tout»
En réalité, même s’ils sont montés au créneau, les restaurateurs ne se faisaient guère d’illusion. Depuis un an et demi, ils étaient mobilisés sur le sujet. «Nous avons eu de nombreux rendez-vous avec Olivia Grégoire et son cabinet, se souvient Franck Chaumès, président de l’Umih Restauration. Nous avons été écoutés sans forcément être entendus. Finalement, nous sommes perdants sur tout, en partie à cause de la dissolution de l’Assemblée nationale.»
Ils auraient pu y laisser encore plus de plumes. En pleine tempête budgétaire, à la recherche de dizaines de milliards d’euros d’économies, l’exécutif pouvait aussi décider de faire table rase de cette niche sociale pour les employeurs. Leur participation étant exonérée des cotisations, l’État perd chaque année 1,5 milliard d’euros. Mais cette décision aurait été politiquement suicidaire.
Et pour cause. Les titres-restaurant constituent l’un des avantages les plus plébiscités des salariés depuis des dizaines d’années. Instauré en 1967, ce système de prise en charge d’une partie de la restauration des salariés avait été mis en place pour apporter des solutions à l’absence des cantines dans de nombreuses entreprises et surtout soutenir les restaurateurs. À l’époque, les salariés sont nombreux à prendre une pause déjeuner dans les restaurants et bistrots du coin. Depuis, les modes de consommation ont largement évolué avec des «pauses déj» raccourcies. Les grandes surfaces n’ont pas lésiné sur l’offre de déjeuner à bas prix pour répondre à ces nouvelles attentes: snacking toujours plus innovant, multiplication de bars à salades, installation de coins repas avec micro-ondes et mange-debout à l’entrée des magasins. De quoi attirer de nombreux consommateurs qui peuvent régler avec leurs titres-restaurant. Le développement du télétravail avec la crise du coronavirus a un peu plus bouleversé cette tendance…
Cette évolution n’aurait pu se faire sans l’action des gouvernements successifs qui y ont vu une opportunité politique: l’ouverture de l’usage des titres-restaurant à d’autres commerces est une mesure populaire de soutien aux ménages à moindres coûts pour les finances publiques. C’est en 2010 que la ministre de l’Économie d’alors, Christine Lagarde, ouvre la première la brèche en autorisant l’achat de fruits et légumes et de produits laitiers, en plus des plats préparés, avec un titre-restaurant. Mais il a fallu attendre 2022 et cette décision d’étendre l’utilisation des titres à tout l’alimentaire, pour une durée initiale d’un an, qui a mis le feu aux poudres.
«Personne ne l’a vu venir»
L’initiative vient de la sénatrice LR Frédérique Puissat qui fait passer un amendement en ce sens au projet de loi pouvoir d’achat adoptée en août 2022, en pleine crise inflationniste. «Personne ne l’a vu venir, témoigne un acteur du secteur, sous couvert d’anonymat. Nous avons appris le dépôt de cet amendement dans la presse en plein cœur de l’été.» Même les distributeurs assurent qu’ils n’étaient pas au courant. Au même moment, les émetteurs, qui prennent une commission à chaque transaction, s’activent en coulisses pour que les Français puissent dépenser davantage avec leurs titres-restaurant. Ils obtiennent rapidement gain de cause. Le plafond de dépense quotidienne passe de 19 à 25 euros en octobre 2022. Eux non plus n’avaient pas imaginé l’initiative du Sénat.
Depuis, la bataille se cristallise entre restaurateurs et distributeurs. Mais les émetteurs sont certainement ceux qui ont le plus à perdre. «Je comprends la difficulté de l’exécutif de revenir en arrière sur une mesure populaire, comme je comprends aussi la colère des restaurants qui dénoncent une concurrence déloyale», assure Bertrand Dumazy, PDG d’Edenred. Ce soutien aux restaurateurs n’est pas totalement désintéressé alors même que les relations ont toujours été conflictuelles. Les émetteurs, plus que personne, redoutent qu’une extension trop large de l’usage du titre-restaurant ne conduise à sa disparition.
Ils n’ont jamais été en odeur de sainteté. En 2019, l’Autorité de la concurrence a sanctionné à hauteur de plus de 400 millions d’euros d’amendes pour entente, les quatre émetteurs historiques (Edenred France, Sodexo Pass France, Natixis-Intertitres, et Up). À l’époque, ils se partageaient près 99 % du marché. Tôt ou tard distributeurs et restaurateurs pourraient se retourner contre eux pour lutter contre des commissions jugées encore maintenant abusives. La FCD appelle déjà à l’union des forces. Même certains restaurateurs n’hésitent plus à mettre les pieds dans le plat. «Il faut arrêter d’opposer restaurateurs et grande distribution, lance Stéphane Manigold, propriétaire de onze restaurants à Paris (Maison Rostand, Substance, Bistrot Flaubert…). Ce système est un hold-up organisé qui enrichit les émetteurs et lèse l’État. Arrêtons l’hypocrisie. Il est temps de tuer le titre-restaurant et donner cet argent directement au salarié sur sa fiche de la paie, pourquoi pas tous les quinze du mois.»
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Source : Titres-restaurant : une bataille à couteaux tirés pour se partager un gâteau de 9 milliards d’euros