Pour Alexandre Ricard, le marché américain reste l'un des moteurs de la croissance de son groupe.*Alexandre Ricard : « L’apéritif reste notre ADN »

 

À la tête de Pernod Ricard, Alexandre Ricard est le plus jeune des grands patrons français. Il a redessiné le groupe pour séduire les millennials.

Il y a quelques jours, George Clooney a agité le secteur des spiritueux en vendant sa marque de tequila pour un milliard de dollars à Diageo, le numéro un mondial. Chez Pernod Ricard, on préfère garder la tête froide à l’image de son PDG depuis deux ans, Alexandre Ricard, qui livre sa vision pour le groupe familial qu’il dirige. Le bouleversement des modes de consommation a perturbé l’organisation de l’entreprise, qui a dû s’adapter aux habitudes des 25-35 ans.

Que reste-t-il du groupe laissé par votre grand-père à son décès il y a tout juste vingt ans?
J’avais 25 ans. Pernod Ricard venait de perdre sa place dans le CAC 40. Le groupe s’était diversifié dans les boissons sans alcool avec Orangina, Pampryl, Banga, dans les préparations pour yaourt. Ricard était de loin la plus grosse marque de spiritueux du groupe. Jameson constituait l’essentiel de l’activité à l’international avec Havana Club, pour lequel nous ­avions signé une joint-venture avec nos partenaires cubains en 1993. Mon oncle, Patrick, a pris la décision au début des années 2000 de nous recentrer sur les spiritueux. A l’époque, c’était audacieux, mais en dix ans, après avoir investi 20 milliards d’euros en acquisitions, nous sommes passés de sixième à numéro deux mondial.

Le consommateur a-t-il beaucoup changé depuis cette époque?
Hier, le consommateur avait une fidélité absolue à une marque. Si le bar du quartier ou le magasin du coin n’avait plus son Ricard ou son Chivas, il traversait la ville pour en trouver, et pouvait même aller plus loin. Aujourd’hui, le consommateur est toujours fidèle… mais à trois, quatre, cinq et jusqu’à six marques et dans un répertoire qui varie selon le moment, les personnes avec qui il est, l’endroit où il se trouve. Ce grand bouleversement a entraîné un profond changement de notre organisation.

Comment cela?
Nous avons dessiné une cartographie des moments de consommation dans le monde en replaçant chaque fois nos marques dans ces occasions de partage ou de célébration : l’apéritif, le verre entre copains le vendredi soir, une soirée « high energy » en club. Cette modélisation permet d’affiner notre stratégie d’investissement, de voir où implanter de nouvelles marques ou au contraire si des superpositions existent. Nous gérons ainsi mieux nos ressources marketing, qui représentent 1,7 milliard d’euros par an. Alors contrairement à ce que nous faisions jusque-là, nous n’avons plus un chef de produit pour les alcools blancs, un autre pour les alcools bruns, etc. Nous avons des équipes regroupées par pôles : apéritif, festif… pour les différents moments de consommation.

De l’innovation pour les 25-35 ans

L’apéritif tient-il toujours une place aussi importante?
Il reste en France le plus grand moment de consommation avec 60% de la valeur du marché des spiritueux. Là encore, les habitudes ont beaucoup évolué entre le verre en terrasse à midi, l’apéro chic au champagne ou le mojito. Il reste une priorité pour nous car c’est l’ADN du groupe. Quand mon grand-père a fondé Ricard en 1932, c’était pour partir à la conquête de l’apéritif.

Comment séduire la génération des 25-35 ans?
Les millennials veulent de la nouveauté : ils nous poussent à innover. Les produits lancés il y a moins de trois ans représentent aujourd’hui plus d’un quart de notre croissance. La plupart de nos outils et des organisations ont été imaginés à une époque où l’iPhone, Facebook, Pinterest, Instagram ou encore Twitter n’existaient pas! Cela implique un nouvel état d’esprit, de l’agilité, de la flexibilité et du changement.

C’est grâce à cela que vous deviendriez numéro un mondial?
C’est une ambition bien sûr, mais pas une obsession. Est-ce que c’est une question d’années, de décennies, je ne sais pas, mais je veux garder un esprit de conquête. Je souhaite qu’une de nos marques soit présente à chaque moment de consommation. Si à tous les mariages dans le monde on boit du Perrier-Jouët, elle deviendra de facto la première marque de champagne. Ricard, l’apéritif par excellence, reste numéro un en France, avec 10% de la valeur du marché des spiritueux.

Avez-vous renoncé à de grosses acquisitions?
Des affaires à vendre, nous en voyons tous les jours. Je préfère trouver des pépites comme le gin allemand Monkey 47, que nous avons racheté il y a un an, de la tequila Avión, du bourbon Smooth Ambler ou encore il y a quelques semaines du mezcal Del Maguey.

Un œil sur la Chine et l’Inde

Quelle est la marque dont vous êtes le plus satisfait?
Je les aime toutes mais j’ai encore un petit faible pour celle dont j’ai eu la chance de m’occuper directement : Jameson. Nous avons fait un énorme effort en Irlande pour recruter des nouveaux talents et notamment une centaine d’ambassadeurs, des jeunes diplômés, que nous formons et envoyons aux quatre coins de la planète. La formation est d’ailleurs une de nos priorités : nous venons de créer notre premier campus, Pernod Ricard University, dans une propriété de 170 hectares en région parisienne, rachetée en 1954 par mon grand-père.

Quel marché tire aujourd’hui votre activité?
Les Etats-Unis restent l’un des premiers moteurs du groupe, en termes de valeur, avec une dynamique formidable. Jameson, Absolut Lime, que nous venons de lancer, Malibu y marchent très bien. Nous investissons aussi beaucoup sur le cognac Martell et les tequilas Altos et Avión. Nous avons mis en place une nouvelle organisation, avec l’ambition d’accélérer encore la croissance. Nous comptons aussi sur la Chine et l’Inde, qui sont fondamentalement des marchés très prometteurs. Enfin, si elles étaient considérées comme un seul marché, les ventes dans les aéroports représenteraient le deuxième pôle du groupe.

Pensez-vous que votre grand-père serait fier de vous?
Pas de moi mais de la famille. La façon dont elle a pris la relève est exemplaire. Au conseil d’administration, mes cousins et moi sommes de la troisième génération et la quatrième est déjà représentée avec Veronica, la petite-fille de Danièle, la sœur de Patrick. Mon grand-père était un bâtisseur et nous continuons d’assurer la pérennité de son œuvre comme le fait par exemple Patricia Ricard à la tête de l’institut océanographique Paul-Ricard, créé en 1966, ou encore ma cousine Myrna Giron, qui a entrepris de tout rénover sur l’île des Embiez, rachetée par mon grand-père en 1958. L’indépendance du groupe est assurée. Sa stratégie de création de valeur à long terme aussi.

Le Havana Club toujours interdit aux États-Unis

Boisson officielle des Cubains, marque la plus populaire de l’île : à Cuba, Havana Club fait partie du décor. Le rhum a même son musée, visite obligée des touristes étrangers dans la capitale caribéenne. Membre du club très restreint d’industriels locaux grâce à une entreprise cogérée avec l’État, Cuba Ron, Pernod-Ricard attend que le Congrès américain lève l’embargo sur les exportations vers les États-Unis. Son Havana Club pourra alors partir à la conquête du plus gros marché mondial du rhum, où sont siphonnés 40 % des volumes. « Nous n’avons aucune maîtrise de l’agenda politique américain mais notre dispositif industriel est prêt ! » reconnaît-on chez le français. Reste à régler une procédure juridique vieille de plus de vingt ans. Le grand rival, Bacardi, extrêmement bien implanté aux États-Unis, conteste la propriété de la marque Havana Club au consortium franco-cubain. Il estime en avoir été spolié à son expulsion de Cuba en 1959 par les « barbudos ». Bacardi produit même pour le marché américain un rhum baptisé Havana Club… à Puerto Rico.