Hard discount, cash stuffing, désinfluence, dupe pride… Quelles sont les nouvelles pratiques conso ?

À mesure que les prix augmentent, les consommateurs redoublent de stratégies pour préserver leur pouvoir d’achat. Transe hard discount, cash stuffing, désinfluence, fake shopping… Tour d’horizon des nouvelles pratiques de la grande conso.

« Tout se conjugue pour créer les conditions d’un bouleversement de nos modes de vie » : rien que ça. Cette remarque extraite de l’étude Une réinvention forcée de la consommation ? (Fondation Jean-Jaurès, décembre 2022) ne relève pourtant pas d’une affirmation à l’emporte-pièce : au cours du dernier semestre 2022, 78% des foyers français ont changé leur façon de consommer, soit 21 996 millions de foyers – ça en fait du monde, surtout quand on est commerçant.

Crise des Gilets Jaunespandémieguerre en Ukraineurgence climatique… À l’ère de la permacrise, les chocs se succèdent et leurs impacts sont toujours plus perceptibles dans le quotidien des Français – comme autant d’ « effractions du réel » selon les mots de la philosophe Cynthia Fleury. Et surtout, ces chocs mettent en lumière une organisation de la société qui a atteint ses limites, notamment dans sa dimension économique et marchande – quitte à être encore soumise à des soubresauts ultra-consuméristes.

Des consommateurs en ordre de bataille

La pandémie avait déjà ouvert des abîmes de réflexion sur nos façons de consommer. Voici qu’une inflation galopante, et à deux chiffres sur l’alimentation (avec un pic attendu en juin de 15,4% en un an, selon l’Insee), nous commande de réévaluer en conscience chacun de nos passages en caisse : selon L’Observatoire E.Leclerc des nouvelles consommations 2022, 81% des foyers se déclarent inquiets pour leur consommation, et 34% d’entre eux sont à l’euro près. Et pourtant, parmi les 15 familles françaises (nb : aucune d’entre elles en situation de précarité) suivies pendant trois mois par cet observatoire, aucune ne se laisse abattre par les circonstances. Au contraire, elles organisent leur riposte. Car il ne s’agit pas seulement de défendre un pouvoir d’achat, mais aussi de préserver leur style de vie. Et pour cela, ils se transforment en stratèges de leur propre consommation, activant tous les leviers à leur disposition.

Parmi ceux-ci, réduire la voilure, notamment sur les dépenses jugées non essentielles. Selon le Worldpanel Kantar 2023, ce sont d’abord les budgets habillement et loisirs qui trinquent : 5 articles mode de moins achetés par individu par rapport à 2019, soit une coupe de 10% de leurs achats, -8% de sorties au restaurant enregistrées en octobre 2022 vs octobre 2019 – habitude gardée depuis la pandémie.

En matière de courses alimentaires, les arbitrages se font au jour au jour, notamment sur les produits frais en retrait de 6% (-13% sur la poissonnerie et -7% sur la viande). Le marché du bio décroche. Un Français sur deux compte limiter le gaspillage en première intention. Pour autant, ils ne veulent pas empiéter sur la qualité de leur alimentation : le critère bon pour la santé est le deuxième qu’ils considèrent, derrière le prix ou la promotion. Là aussi, réside un enseignement : malgré la conjoncture, les individus tentent de préserver au mieux leurs intérêts – dont ils sont de plus en plus conscients – grâce à une consommation très pensée.

La transe Aldi, ou le nouveau cool du low cost

Mais dans l’arsenal anti-inflation, la recherche du petit prix est le levier de prédilection : on favorise les marques distributeurs au détriment des marques nationales, on chasse les promotions, on fréquente davantage les enseignes spécialistes des prix cassés, dans des proportions très remarquables : +24% de trafic en solderies (Action, GiFI, etc.) et 1,2 million de nouveaux acheteurs, tandis que les EMDP (Enseigne à Dominante Marques Propres, le nom technique qui a remplacé en 2016 le peu folichon hard discount dans les panels Kantar et Iri), comme Lidl ou Aldi, gagnaient 5% de trafic. Fin 2022, la part de marché de ces enseignes de hard discount s’élevait à 11,5 % vs 9 % en 2019, toujours selon Kantar.

Et de fait, ces enseignes jadis frappées d’une forme de mépris de classe rallient aujourd’hui toutes les classes sociales, des plus populaires aux plus bobos, sous la pression de l’inflation. Si dès 2020, Lidl avait fait les gros titres avec sa paire de sneakers floquée au logo du discounter allemand ou son robot-cuiseur à prix défiant toute concurrence, le phénomène n’est plus seulement limité aux « coups » en série limitée.

Léa, une parisienne pure souche interviewée par L’ADN, raconte comment elle a changé ses habitudes après avoir perdu son emploi. Délaissant d’abord les enseignes bio pour Franprix, elle ne s’y retrouve toujours pas. Léa pousse un jour la porte d’Aldi, entraînée par une amie : « Ça a été la révélation, rit la jeune femme. Les premières fois, j’étais comme en transe. Je remplissais mon chariot – je voyais les produits s’entasser, je commençais les calculs dans ma tête, je me faisais des pronostics… Au moment de passer à la caisse, j’étais surexcitée. Un panier rempli à rebord, et tout ça pour 35 balles. Aldi, c’est Byzance ! »

Ne plus payer « pour de la marque »

Pour Timothée, étudiant en histoire et philosophie, il s’agit non seulement de faire des économies, mais aussi d’une affaire de principes : « On paye beaucoup trop cher de nombreux produits, pour de jolis emballages et des labels bidon, et cela ne va pas dans la poche de ceux qui font, qui fabriquent, les agriculteurs, les éleveurs… Je refuse de me faire ponctionner comme ça, pour rien, pour engraisser je ne sais qui. » Et de fait, le jeune homme, habitué par ses parents aux coopératives et aux circuits courts, dit aussi acheter bio, de saison, fabriqué en France, etc. – dès que possible, par choix politique : « Je trouve normal de payer plus cher pour ça. Mais pas non plus aussi cher, faut pas déconner, c’est suffocant. » Dans le discours de Timothée, on entend ce refus de « payer pour le marketing » ou « payer pour de la marque » – une posture touchant de plein fouet les grandes marques, dont la seule puissance évocatrice ne suffit plus à convaincre de la valeur ajoutée : 87% des Français déclarent ne plus soucier de la marque d’un produit du moment qu’il correspond à leurs attentes.

Deux témoignages, parmi tant d’autres, qui révèlent les paradoxes de la consommation moderne : on peut être frappé d’une transe ultra-consumériste et se soucier des conséquences sociales et écologiques de sa consommation, tout en surveillant de près son budget. Une chose est certaine : la consommation devient moins statutaire, et ce n’est plus ce que nous consommons qui nous définit, mais bel et bien par la façon de le faire. Comme le rapporte l’étude Vers une réinvention de la consommation, « plus personne n’assimile la fréquentation d’Aldi ou de Lidl à une consommation dégradée ou dégradante. C’est payer “plein pot” qui n’est pas normal. » Et Michel-Edouard Leclerc de rajouter, non sans gourmandise : « Même notre gamme Eco+, premier prix, fait vibrer le bourgeois. »

Smartphone et cash stuffing

Pour naviguer dans ce paysage inflationniste, le smartphone s’impose comme le couteau suisse idéal : comparer, obtenir des coupons de réduction, faire du cashback, stocker ses cartes de fidélité dans son wallet, scanner la composition des produits, fréquenter les sites et comptes de bons plans, de ventes privées, récupérer des paniers d’invendus alimentaires, passer commande – voire revendre plus tard, sur les sites de seconde main. Encore une fois, on ne se cache plus pour dépenser moins ; au contraire, cette expertise est même valorisée socialement : on crée des boucles Whatsapp Bons Plans entre collègues, on se tâte à ouvrir une page Facebook pour partager son savoir-faire… Bref tout ce qui peut servir à « hacker le système » .

Sur un registre plus analogique, le « cash stuffing » est en vogue sur TikTok, avec pratiquement 1 milliard de vues. Derrière cette nouvelle tendance, il s’agit de se passer de cartes bancaires pour revenir à l’argent liquidevia un système d’enveloppes. En début de mois, on retire en liquide son budget prévisionnel de dépenses en billets, que l’on répartit selon les postes (alimentation, sorties, vêtements, voyages, etc.) et une fois la somme dépensée, on s’arrête là. Le succès de la méthode est tel, qu’il engendre sa communauté et même, c’est un comble, sa propre marchandise – puisqu’on trouve même des starters kits spécial cash stuffing, par exemple sur Etsy.

Désinfluence, fake shopping et dupe pride

Autre tendance éloquente, dans cette consommation qui se cherche une nouvelle conscience : la désinfluence. Pointés du doigt pour promouvoir une consommation échevelée, à coups de codes promo et de partenariats plus ou moins lisibles, sans même parler de ceux qui s’adonnent au dropshippingles influenceurs cherchent donc à se racheter une réputation auprès de leur communauté hyper sollicitée. Il s’agit ici de lutter contre la surconsommation, en parlant des produits à ne pas acheter… quitte à parfois en recommander d’autres ! Le hashtag comptabilise à date 328 millions de vues sur TikTok, avec d’autres qui promeuvent ce même type de comportements modérés : #saveyourmoney, #antihaul ou encore #consciousconsumer. La youtubeuse américaine Hannah Louise Poston, après avoir passé un an en no-buy pour se défaire d’une addiction au shopping de cosmétiques, s’amuse parfois à faire du fake shopping pour se donner le frisson de l’achat, avant de retourner ses tiroirs en quête d’articles équivalents, puis de vider son panier, avec la satisfaction d’avoir économisé une somme certaine pour des produits qu’elle possédait probablement déjà.

Et de fait, dans ce phénomène, les cosmétiques se taillent la part du lion, avec 55% des posts deinfluencing – ce qui n’est guère étonnant : comme le remarque la journaliste spécialisée Valentine Pétry interrogée par L’ADN, il serait peut-être temps d’inventer le terme fast beauty pour une industrie qui enquille les lancements de produits comme peu d’autres. Selon la même logique, la culture « dupe » – ou la recherche de ces copy cats qui cherchent à répliquer l’expérience des articles les plus désirables du moment – fonctionne à plein, avec plus de 3 milliards de vues pour le hashtag #dupe. Même si la pratique n’est pas nouvelle, son succès actuel est éloquent : trouver un « bon dupe » du Dyson Airwrap, d’une robe bodycon SKIMS (la marque de Kim K) ou des derniers Apple Airpods Max est toujours gratifiant – même s’il faut pour cela fermer les yeux sur leurs conditions de fabrication…

2 milliards d’objets inutilisés dans les placards

Quant à la seconde main, ce n’est plus un signal faible, mais une habitude de masse qui se déploie sur de nombreux segments de marché : selon une étude Ipsos pour eBay, 77% des Français vendent des objets en ligne, particulièrement les femmes (80%) et les 18-24 ans (87%). La dureté du contexte économique se prête bien sûr au développement de cette pratique, susceptible d’ajouter du beurre dans les épinards – pas négligeable quand les deux ont pris 15% en un an : le complément de revenu est même devenu la première motivation pour 72% d’entre eux, et même 80% des 25-44 ans. En 2018 et 2019, cette raison-là n’arrivait qu’en troisième position, derrière le gain de place et le désir de prolonger la durée de vie des objets.

Et il faut dire que des objets, il y en a : chaque Français estime ainsi avoir 36 objets de trop à la maison – soit 2 milliards de choses dormantes à l’échelle de notre pays. Un chiffre en augmentation de 15% en quatre ans… Autant dire que le business de la seconde main n’est pas prêt de se tarir : le marché, qui pèse aujourd’hui 7 milliards d’euros en France et 86 milliards d’euros en Europe, s’impose comme une tendance lourde de la consommation. Dans le seul secteur de la mode, selon les calculs de Cross Border Commerce Europe, la seconde main croît 11 fois plus vite que le neuf, devrait atteindre 34 milliards d’euros à horizon 2025 et peser deux fois plus que la fast fashion.

Source : Cash stuffing, désinfluence, dupe pride… Les nouvelles pratiques conso