Courtepaille, icône française sur le gril
Remise en vente deux ans à peine après son rachat par la maison mère de Buffalo Grill, Courtepaille vient de se placer en redressement judiciaire, dans l’espoir d’une nouvelle reprise. Comment la doyenne des chaînes de restauration françaises, ancrée dans le paysage depuis les Trente Glorieuses, s’est-elle retrouvée sur la paille ?
Le traditionnel toit de chaume conique coiffant la maison ronde se voit depuis l’autoroute A6, entre des champs de colza et une poignée de bâtiments industriels, comme un appel à passer à table adressé aux automobilistes pressés. Mais Sylvette et Jacky Graillot n’ont pas besoin de ce repère visuel pour trouver le chemin du restaurant Courtepaille qui marque depuis 1974 l’entrée du village de Nitry (Yonne), entre Auxerre et Avallon.
« Nous sommes des fidèles depuis l’ouverture », sourit ce couple venu de Chablis, à quinze minutes de voiture, avec leurs deux petits-enfants. « Ils ont été sages, c’est leur récompense. On vient très souvent, on aime bien l’ambiance chaleureuse autour de la grande cheminée en briques, on est toujours bien accueillis, avec le temps, on connaît bien le personnel. »
Ils font partie de ces habitués qui prennent place au milieu des ouvriers des chantiers alentour, des commerciaux de passage et des familles en pause sur la route des vacances que voit défiler Marc Martin chaque jour. Et chaque jour, depuis un mois, le directeur du restaurant, comme ses 13 employés, entend la même question en boucle : « Vous n’allez pas fermer, si ? On essaie de rassurer les clients, mais, au fond, on n’en sait rien. » Car si, dans la salle, l’atmosphère fleure la France sépia des Trente Glorieuses, avec le mobilier rustique, le gril au feu de bois, les casseroles en cuivre suspendues au mur, dans l’arrière-cuisine de la doyenne des chaînes de restauration tricolore, ça sent plutôt le roussi.
Buffalo Grill jette l’éponge
Pour la deuxième fois en à peine deux ans, Courtepaille s’est placé en procédure de redressement judiciaire. Son propriétaire, le groupe Napaqaro, avait annoncé un peu plus tôt sa mise en vente, jetant l’éponge du projet de relance de l’enseigne. En septembre 2020, la maison mère de Buffalo Grill s’était pourtant démenée pour emporter le morceau face au Groupe Bertrand (Hippopotamus, Léon, etc.), dégainant un chèque de 17 millions d’euros et la promesse d’« un plan d’investissement de 100 millions d’euros sur cinq ans », comme l’annonçait fièrement le patron de l’époque, Jocelyn Olive.
Celui qui venait de mener le redressement de Buffalo Grill s’était fixé le défi personnel de redonner du lustre à Courtepaille. C’était avant le séisme du Covid et ses répliques, entre fermetures prolongées du service en salle, boom des livraisons à domicile et conversion au télétravail. Une succession de coups durs pour une enseigne qui n’a emprunté que tardivement la voie de la vente à emporter, qui fonctionne beaucoup sur les déjeuners entre collègues et dont la clientèle fidèle, âgée, a moins repris les sorties. « Le niveau de fréquentation n’est jamais revenu à son niveau d’avant Covid », constate Napaqaro.
Avec un remplissage inférieur de 25 % par rapport à 2019, le chiffre d’affaires a fondu de 259 millions à 125 millions d’euros. L’inflation des derniers mois a porté le coup de grâce en renchérissant le coût des matières premières et de l’énergie. « Déjà fragilisé, le modèle économique ne fonctionne plus au vu de l’inflation actuelle et de la baisse du niveau de fréquentation », juge le propriétaire, qui parle d’une « décision inéluctable ». Ce qui fait grincer des dents.
Promesses non tenues
Chez les syndicats, d’abord, qui estiment que les engagements n’ont pas été tenus. Seule une poignée des 220 restaurants repris (dont 76 en franchise) ont été rénovés, quand Napaqaro promettait un coup de jeune pour tous d’ici à 2025. « La situation est presque plus catastrophique qu’avant la reprise, de plus en plus de restaurants ferment quelques jours par manque d’effectif », alertait déjà la CFTC dans un tract interne, en septembre dernier. « En deux ans, il ne s’est pas passé grand-chose », constate Bernard Boutboul, président du cabinet Gira Conseil, qui avait étudié le dossier pour le compte de potentiels repreneurs en 2020.
Napaqaro se défend d’avoir dû consacrer une partie de l’enveloppe prévue à aider les établissements à encaisser les chocs du Covid. « L’accumulation des pertes n’était plus tenable pour Napaqaro, qui a investi des dizaines de millions d’euros sans succès et qui a joué de malheur depuis la reprise. C’est une belle marque qui peut attirer des repreneurs, mais cet échec, de la part d’un industriel du secteur, montre que le défi n’est pas simple », souligne un proche du dossier.
Le groupe souhaite désormais concentrer ses efforts sur Buffalo Grill et Popeyes, le numéro deux mondial de la restauration rapide de poulet derrière KFC, dont il vient d’ouvrir le premier établissement à Paris, en février. « Je suis étonné de voir qu’ils préfèrent Popeyes, qui ne compte qu’un seul restaurant, à Courtepaille, qui en a plus de 200, avec de beaux emplacements, et qui bénéficie d’une notoriété très forte, poursuit Bernard Boutboul. L’enseigne a besoin d’être modernisée, il y a un gros boulot de redressement à prévoir, avec au bas mot 200.000 euros par site, mais elle a tout pour réussir. Le concept n’est pas mort. » Ce concept, c’est celui qui est né en 1961 dans l’esprit d’un restaurateur bourguignon malin, et qui a séduit des générations de Français. Jusqu’aux plus célèbres et puissants d’entre eux.
Une intuition novatrice
« Fermeture temporaire ». La feuille de papier scotchée sur la porte du restaurant Courtepaille de Cussy-les-Forges est trompeuse. Le restaurant, planté le long de la Nationale 6 au sud d’Avallon (Yonne), n’a pas survécu au Covid. Il fait partie de ces établissements abandonnés au bord du chemin lors du rachat de 2020. Pas assez rentable. Depuis, rien n’a bougé. En réalité, rien n’avait bougé depuis longtemps. Il était le plus ancien Courtepaille de la chaîne, et le dernier à être resté (presque) dans son jus d’origine, tel que l’avait imaginé Jean Loisier. Avant l’irruption de l’autoroute, la Nationale 6 charriait à chaque période de vacances un flot ininterrompu d’automobilistes dans le village voisin de Rouvray, où sa mère tenait un restaurant réputé. Mais il voit bien que les clients sont davantage pressés de reprendre la route que de déguster le jambon à la crème de Maman Loisier.
Il imagine alors un service plus rapide basé sur une carte réduite, pièces de viande, andouillettes, frites, fromage blanc et tarte aux fruits, le tout cuisiné sur un gril ouvert sur la salle – une attraction autant qu’un moyen de ne pas avoir à payer une équipe de cuisiniers. Autre idée neuve : le service est assuré à toute heure de la journée dans cette maison qu’il a voulu bâtir ronde et coiffée d’un toit de chaume traditionnel du Morvan. Rusé, le restaurateur demande à un ami garagiste de garer ses voitures en panne sur le parking, convaincu que l’illusion du monde rassurera le chaland.
Le succès déboule aussitôt. Et puisqu’il faut battre les grillades tant qu’elles sont chaudes, Jean Loisier se lance ensuite dans l’édification de petits frères, sème une quinzaine de Courtepaille sur le bord des itinéraires de vacances. Partout, la même architecture, la même déco, les mêmes plats. Chaque détail est consigné dans une bible à respecter à la lettre. Cette standardisation rassure le voyageur, qui sait d’office ce qu’il trouvera dans l’assiette, et à quel prix, même loin de chez lui. La première chaîne de restauration française vient de naître.
Défilé de stars et de présidents
Stratégiquement située entre Paris et Lyon, le Courtepaille de Cussy-les-Forges a ainsi vu défiler pendant des décennies des bataillons de familles en goguette, mais aussi une longue liste de VIP, stars de la chanson et comédiens en tournée en province, qui s’y arrêtaient aux heures creuses afin d’éviter les foules. L’épais livre d’or compte les signatures de Claude François, Dalida, Jeanne Moreau ou encore Eddy Mitchell, tandis que Raymond Devos y possédait sa table attitrée. Le gril a même reçu l’onction présidentielle de François Mitterrand, qui raffolait du fromage blanc maison.
Il n’est pas le seul locataire de l’Elysée à avoir fait des maisons rondes au toit conique une étape de vadrouille. Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac s’y arrêtaient régulièrement lors de leurs déplacements. Emmanuel et Brigitte Macron revendiquent même une passion pour Courtepaille, la première dame possédant l’application sur son téléphone. Un bon moyen, au passage, de casser l’image de « président des riches » en clamant l’attachement à une chaîne populaire synonyme de bonne franquette.
Un soir de mai 2017, Marc Martin a ainsi vu débarquer à Nitry le futur président et toute son équipe de campagne, de retour d’un meeting à Dijon. Aux manettes de l’établissement depuis trente-quatre ans, lui aussi a servi une longue liste de stars en tout genre. Réunie après le service, son équipe se lance dans un improbable cocktail de name-dropping, mêlant les acteurs de « Plus Belle La Vie », Bernard Pivot ou encore l’humoriste François-Xavier Demaison. Mais le directeur a, également, assisté à « une succession de changements de direction ».
La fin de la salade d’accueil
Il a d’abord connu comme patrons Jean et Arlette Loisier. Les fondateurs avaient revendu l’enseigne en 1975 au groupe Novotel, mais ont longtemps conservé le restaurant de Nitry en franchise. Pendant trente-cinq ans, ils verront leur bébé grandir à toute vitesse dans les bras du futur géant Accor, qui le cédera en 2000. S’ensuivra une succession de rachats par des fonds, souvent en LBO, donc avec un fort endettement à amortir par une multiplication des ouvertures de sites, qui monteront jusqu’à 300 (avec 3.500 employés). De quoi gonfler la trésorerie, pas forcément la rentabilité.
Les Courtepaille vont pousser comme des champignons, sortant de terre dès qu’une zone commerciale était arrosée par une quelconque agglomération, mais s’essoufflant à force de croître à marche forcée. Les comptes basculent dans le rouge à partir de 2017, et les recherches d’économies rognent sur la qualité du service et de la carte. Quitte à toucher aux symboles. « La suppression de la salade d’accueil a marqué les clients, c’était un petit geste que beaucoup regrettent », note Marc Martin, qui attend de voir, comme les 2.089 employés du groupe, les potentiels candidats à un énième rachat le 2 mai, date de remise des offres au tribunal de commerce de Nanterre.
Une popularité intacte
Mais pour le directeur, les carottes sont loin d’être cuites : « La restauration à table repart et, surtout, on voit que les gens restent attachés à Courtepaille au fil des années. » Malgré ses difficultés, la chaîne conserve une place intacte dans le coeur des Français. Elle bénéficie d’une notoriété assistée de 93 % auprès des personnes qui vont au restaurant au moins une fois par trimestre, proche des niveaux de McDonald’s, Burger King, Flunch et Buffalo Grill, selon le panorama de Food Service Vision. « Cela s’explique par la densité de son réseau, son antériorité de plus vieille dame du secteur, et par l’univers créé autour de l’enseigne, avec cette architecture très identifiable », explique François Blouin, le directeur de cette agence spécialisée. « La plupart des Français ont connu au moins une expérience chez Courtepaille. »
C’est aussi l’une des rares chaînes de restauration qu’ils se disent prêts à recommander. Voire à se transmettre entre générations. A Nitry, comme dans les plus anciens établissements, des parents reviennent avec leurs enfants pour leur rappeler la nostalgie de leurs propres voyages en voiture familiale d’antan. « Courtepaille a un côté Madeleine de Proust, c’est une des marques iconiques qui ont accompagné l’évolution du paysage des Trente Glorieuses, en étant l’une des pionnières de la course vers les périphéries », analyse l’essayiste Jean-Laurent Cassely, coauteur de « La France sous nos yeux » (Seuil, 2021), dans lequel il a mené une radiographie des évolutions du pays. « La marque a un potentiel très puissant, mais elle doit trouver un repreneur capable de mener une réinvention à partir de son ADN et du mythe qui lui est associé », estime François Blouin. Histoire que le roi des grillades ne parte pas en fumée. Et qu’Emmanuel Macron ne soit pas privé de son pavé de boeuf préféré.
Par Pierre Demoux – A retrouver en cliquant sur Source