James Quincey : « Coca-Cola doit passer en mode agile »

James Quincey, le patron de Coca-Cola est convaincu que le géant des sodas a encore d’importantes marges de croissance dans le monde. Même si la consommation de boissons sucrées a sans doute atteint un pic.

Le consommateur a-t-il vraiment changé ?

Les motivations essentielles des consommateurs restent très similaires. Le besoin de se sustenter, la qualité, la sécurité… La grande évolution est que nous sommes passés d’un monde qui souffrait globalement d’une forme de pénurie alimentaire à un monde de surplus. Le principal problème aujourd’hui, ce n’est pas de se nourrir. C’est de se nourrir bien. L’autre nouveauté est qu’après des années placées sous le règne de la globalisation, le consommateur redécouvre le goût pour les produits locaux. Et enfin, l’autre grand changement concerne la manière d’acheter et les lieux où on achète. Les canaux de consommation se sont multipliés et diversifiés. Et lorsque les consommateurs achètent leurs vêtements en ligne, ils fréquentent moins les centres commerciaux et cela a un impact sur les ventes de boissons. Nous devons donc nous adapter.

Comment Coca-Cola s’est-il adapté à toutes ces évolutions ?

Dans un monde qui s’enrichit et s’urbanise, la proportion de boissons « commerciales » dans la consommation totale de boissons augmente régulièrement et s’accompagne d’une demande forte pour plus de choix. Pendant plus d’un siècle, nous avons pu nous développer en offrant une gamme de produits relativement limitée. Aujourd’hui, il est indispensable que nous proposions des gammes plus larges tant en termes de gamme de prix, que de produits. Et nous devons en parallèle nous adapter sur le front de la distribution. Pendant plus de cent ans, notre priorité absolue était d’être les meilleurs dans les linéaires de la grande distribution. Aujourd’hui, nous devons aussi être les plus performants dans tous les canaux, y compris sur les sites d’e-commerce.

Comment la révolution digitale vous affecte-t-elle ?

Dans notre fonctionnement interne, nous devons nous organiser pour utiliser au mieux les données, créer de nouvelles plates-formes commerciales, adapter nos méthodes de vente et toujours garder le contact avec le consommateur. Dans le monde pré-digital, il y avait l’organisation interne d’un côté, les messages publicitaires d’un autre et les actes d’achat d’un autre côté encore. Aujourd’hui, tout est lié. Les gens font les courses avec le téléphone à la main, si bien que les moments de communication avec eux et les instants d’achat se superposent. Cela change considérablement les manières d’opérer. L’autre changement important viendra de la manière dont le monde digital va se fractionner. Il n’y aura pas un monde digital global mais plusieurs mondes digitaux, par exemple en fonction du rapport à la gestion des données personnelles dont chaque Etat décidera.

Cela va-t-il vous obliger à revoir votre stratégie ?

Plus que des changements de stratégie, nous allons devoir adapter nos tactiques. Les gens regardent moins la télévision et plus de programmes en streaming. On ne peut plus se contenter d’un spot publicitaire ou se dire que l’on va attirer les consommateurs sur les sites Internet de nos marques. Nous devons les accompagner là où ils sont. Et cela varie d’un pays à l’autre. Les sports ou les musiques préférées ne sont pas les mêmes partout. Avant, lorsqu’il y avait trois chaînes de télé et une seule manière de toucher le consommateur, la clef était de réaliser la campagne de publicité la plus efficace. Il fallait prendre son temps et être perfectionniste. Aujourd’hui, il faut multiplier les formes de messages, il faut aller bien plus vite et il faut accepter de tester et d’essayer tout en cherchant à s’améliorer en route. Nous devons passer dans un mode « agile ».

Allez-vous réduire vos dépenses marketing ?

Pris individuellement, chaque nouveau canal de communication est moins coûteux que la publicité télévisée, mais, au final, quand on additionne toutes les dépenses, je ne crois pas que nous ferons des économies. Nous allons investir autrement mais pas moins.

A-t-on atteint un pic de consommation pour les colas ?

La réponse est clairement non. Toutes variétés confondues, les ventes de Coca-Cola dans le monde sont toujours à la hausse aussi bien en volume qu’en valeur. Il est en revanche probable que nous ayons atteint un pic dans la consommation de boissons sucrées. Si le marché des boissons gazeuses est globalement en croissance, c’est grâce aux variétés sans ou avec moins de sucres. Notre ambition est d’ailleurs de continuer notre croissance tout en réduisant la quantité totale de sucres que nous utilisons dans nos boissons. Aux Etats-Unis, année après année, le Coca-Cola zéro sucres progresse de plus en plus vite.

Quels sont les autres moteurs de croissance ?

Dans les pays développés, la croissance viendra d’un élargissement de nos gammes. Le consommateur attend toujours plus de choix. On le voit en France, aux Etats-Unis et au Japon. Dans les pays moins développés, l’industrie des boissons a encore des réserves de croissance énormes. Pour les 20 % les plus riches de la population mondiale, les trois quarts des boissons qu’ils consomment, que ce soit de l’eau, du café, du thé, des jus, des soft drinks ou des alcools, sont des boissons commerciales, qu’ils achètent. Les 80 % restants n’achètent eux que le quart des boissons qu’ils consomment. Ils vont s’enrichir, s’urbaniser et vont peu à peu être intéressés par des boissons commerciales.

Jusqu’où pouvez-vous aller dans la diversification ?

Je n’y suis pas opposé par principe et il ne faut jamais dire jamais. En revanche, j’estime qu’il faut conserver un certain niveau de cohérence. La question est de savoir quel est le meilleur moyen pour nous de développer les bonnes synergies. De nous appuyer sur nos équipes, nos usines, notre distribution, nos clients… Quelles sont les activités les plus proches de notre métier ? Le snacking est par exemple bien plus lointain que d’autres segments des boissons où nous ferons bien plus vraisemblablement nos prochains développements. Dans les boissons chaudes, par exemple, nous venons de faire une acquisition importante avec Costa Coffee.

Vous voulez concurrencer Starbucks ?

Notre but n’est pas de devenir le numéro un mondial des chaînes de cafés. Costa a déjà des boutiques comme en Grande-Bretagne, en Europe centrale ou en Asie, et nous ouvrirons sans doute d’autres points de vente parce que cela a un sens et cela permet de renforcer la marque. Mais nous n’allons pas ouvrir des centaines de cafés Costa aux Etats-Unis. Ce que nous voulons avec Costa, c’est renforcer notre expertise dans le café et les boissons chaudes en nous appuyant entre autres sur leur savoir-faire en termes de distributeurs automatiques qui sont très complémentaires de nos distributeurs de boissons froides. Nous pourrions aussi ouvrir des « corners » Costa Coffee chez certains de nos clients existants, comme les stations-service, parcs de loisirs ou les cinémas.

Et les boissons alcoolisées ou à base de cannabis ?

Nous avons effectivement lancé des boissons légèrement alcoolisées en canettes au Japon, mais il s’agit d’un marché très particulier dans lequel nous devions compléter notre offre face à la concurrence locale. C’est plus une exception que la règle. Quant aux boissons à base de cannabis, j’ai une approche simple : nous ne commercialisons que des produits sûrs, légaux et dont la consommation ne doit pas être encadrée ou limitée. Pour l’instant, il n’y a pas de consensus prêtant de telles qualités aux boissons à base de cannabis.

En enrichissant votre offre, tout devient aussi plus complexe ?

Pendant longtemps, Coca-Cola c’était une boisson, un type de bouteille et un petit nombre de messages publicitaires pour la terre entière. Tout ou presque était décidé à Atlanta. Cela avait effectivement le mérite de la simplicité. Aujourd’hui, le consommateur veut plus de choix. Il veut en particulier que nous continuions d’offrir nos grands classiques, mais il veut aussi que nous proposions régulièrement des nouveautés. Ce changement impacte notre organisation et nous devons apprendre à gérer une forme de complexité. Nous devons introduire de la nouveauté mais aussi apprendre à arrêter des produits qui ne séduisent plus assez. Je dis que nous devons apprendre à tuer les zombies. Qu’avons-nous à gagner si nos vitrines réfrigérées sont remplies de boissons qui se vendent à peine ? On doit aussi accepter de déléguer davantage de pouvoir et de responsabilités au niveau local. Avec nos embouteilleurs, nous avons toujours eu un ancrage local, mais aujourd’hui ce sont ceux qui sont sur le terrain qui peuvent comprendre et s’adapter à des consommateurs qui sont différents dans chaque culture.

Qu’est-ce que vous avez essayé de changer en devenant PDG ?

Sur un plan culturel, j’ai voulu être plus clair sur le fait que nous étions devenus une entreprise capable d’offrir tout type de boissons. Avant, on avait tendance à considérer que la boisson préférée, la priorité, de chaque employé, devait être le Coca-Cola. Cela créait une forme d’inhibition. Aujourd’hui vous avez le droit de travailler chez Coca-Cola et de préférer une autre marque du groupe. Cela permet de libérer des énergies pour aller chercher ailleurs de la croissance.

Vous sentez-vous une part de responsabilité dans le problème de l’obésité ?

Plus personne ne peut douter que nous cherchons à nous attaquer à ce problème et que nous allons dans la bonne direction en proposant un nombre toujours plus important de boissons peu ou pas sucrées. Nous agissons à notre niveau mais on ne pourra pas régler un problème aussi important que l’obésité en agissant seulement sur le front des boissons. La solution passera aussi par une implication forte des pouvoirs publics dans chaque pays.

Votre responsabilité est aussi engagée en matière de pollution par le plastique ?

On ne peut pas se voiler la face et ignorer les problèmes sociétaux. Pour que notre activité se porte bien, il faut que la planète se porte bien. Nous voulons contribuer à régler ce problème. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes engagés il y a un an à collecter 100 % de nos packagings, bouteilles ou canettes, d’ici 2030 et à incorporer 50 % de matières recyclées dans nos emballages. Il existe des solutions techniques et économiques qui permettent de régler ce problème. Dans les pays développés comme en Europe nous pouvons même le faire d’ici 2025. L’économie circulaire représente un coût mais qui n’a rien d’insurmontable, en particulier pour les bouteilles en PET, qui peuvent être recyclées et réutilisées dans la plupart des pays. Et quand on recycle une bouteille en PET, le bilan carbone est même meilleur que pour une bouteille en verre.

Les fonds comme 3G qui attaquent les géants de l’agroalimentaire vous font-ils peur ?

Il y a toujours eu des gens qui avaient pour stratégie de réduire les coûts. Ce n’est pas nouveau. Mais à mes yeux, le principal challenge aujourd’hui c’est plus celui de la croissance que de la rentabilité. Nous avons la chance d’être sur le segment des boissons qui est le plus dynamique des produits de grande consommation. Nous pouvons de ce fait combiner croissance du chiffre d’affaires et amélioration de la rentabilité. C’est ça la médaille d’or. Si nous n’avions pas de croissance, on pourrait rechercher une médaille d’argent en cherchant simplement à améliorer nos marges en réduisant nos coûts.

La crise sociale en France vous inquiète-t-elle ?

Nous fêtons cette année notre centième anniversaire en France. Nous y avons connu bien d’autres crises. Nous sommes dans 200 pays dans le monde, nous sommes partout sauf en Corée du Nord et à Cuba. Des crises, il peut y en avoir partout, mais comme nous avons une stratégie à long terme, nous surmontons ces crises et je peux vous promettre qu’il y a des pays dans lesquels les crises sont bien plus sévères qu’en France.

Le Brexit vous inquiète-t-il plus ?

Il me désole surtout et pas seulement parce que je suis britannique. Sur le plan des affaires, l’impact sera sans doute minime pour Coca-Cola, car, à 95 %, ce que nous vendons en Grande-Bretagne est produit sur place, comme c’est le cas en France. Mais la faillite des élites politiques britanniques et européennes m’inquiète, et plus globalement je constate que les peuples aspirent aujourd’hui à la création d’un nouveau pacte social digne du XXIe siècle. Et visiblement les réponses manquent encore.