Le gin à nouveau tonique
Le succès de la mixologie a permis à l’alcool de genévrier, longtemps affublé d’une image vieillotte, de faire son retour dans les bars à la mode. Une aubaine pour les producteurs.
Si, au XVIIIe siècle, l’expression « gin craze » désignait en Angleterre la frénésie alcoolique dont souffrait le pays, une nouvelle « folie du gin » semble avoir saisi les amateurs de spiritueux et de cocktails, qui avaient longtemps délaissé cet alcool blanc aromatisé au genièvre. Après avoir été confiné dans l’imagerie vieillotte d’une boisson de Reine Mère, le gin se décline aujourd’hui en des milliers de marques (6 000 dans le monde, dont 500 en Grande-Bretagne, d’après un article de The Drinks Business), jouant de l’impressionnante palette aromatique permise par cette appellation. Ce renouveau, le gin le doit bien sûr à son abondante utilisation dans les cocktails. Il symbolise le spectaculaire essor de la mixologie, ces dernières années, aussi bien dans les bars que dans la sphère privée.
Une consommation en hausse de 17,6 % en 2017
La France cède à son tour au phénomène, porté par l’incontournable gin tonic. D’après la Fédération française des spiritueux, la consommation de cet alcool dans les cafés, hôtels et restaurants de l’Hexagone a augmenté de 17,6 % en 2017. Dans la moyenne et la grande distributions, il est aussi, avec le rhum, celui qui connaît la croissance la plus dynamique (+ 10 % en 2017). Le bilan est encore plus spectaculaire dans le haut de gamme. Thierry Benitah, patron de La Maison du whisky, qui propose 150 marques de gin, explique ainsi que ses ventes ont progressé dans ce secteur de 51 % en un an. « Nous en prévoyons le double en 2018 », assure-t-il.
« Gin is on fire ! », s’enthousiasme Alexandre Gabriel. Le propriétaire et maître distillateur de la Maison Ferrand a de quoi se réjouir. Car, si la France s’est réveillée tardivement, ce Charentais a été un pionnier dans la production de cet alcool. En lançant, dès 1996, l’un des tout premiers (et meilleurs) gins artisanaux (craft gin) du monde, Citadelle. « Mes alambics ne fonctionnaient que six mois par an, comme le veut la législation de production du cognac, et c’était vraiment dommage ! », se souvient Alexandre Gabriel. Il n’était pourtant pas évident, au milieu des années 1990, de parier sur un spiritueux à la réputation aussi désuète, quand la vodka avait le vent en poupe. « La vodka est trop neutre. J’aime les alcools intenses en goût, assure-t-il. Je me disais que, avec la qualité de notre outil et la liberté que permet la conception de ce produit, il y avait moyen de se distinguer. » Comme le veut la tradition, Alexandre Gabriel joint aux indispensables baies de genévrier d’autres aromates (iris, amande, fenouil, zestes de citron et d’orange, angélique, violette, cassis, réglisse, anis étoilé…) macérant dans un alcool neutre de blé, avant de redistiller cette infusion. Son gin a été baptisé en mémoire de la première genièvrerie française, ouverte en 1775 dans la vieille citadelle de Dunkerque.
Un alcool facile à produire et bon marché
Car le gin est héritier d’une longue histoire. D’origine néerlandaise, il arrive en Angleterre dans les bagages des soldats britanniques partis guerroyer au XVIIe siècle contre l’Espagne sur les terres des actuels Pays-Bas. Couronné roi d’Angleterre en 1689, Guillaume d’Orange encourage sa production pour supplanter le cognac, produit par l’ennemi français. Ni taxé ni encadré par des licences, il est facile à produire et bon marché : c’est le début d’une consommation effrénée qui vaut au gin d’être rebaptisé « la ruine des mères ».
De nouvelles lois, une meilleure qualité de fabrication et l’ouverture de bars spécialisés, les gin palaces, redorent son blason à l’ère victorienne. La naissance du tonic est aussi, déjà, passée par là. Aux Indes, les colons et les soldats de la Couronne, affaiblis par le paludisme, ont pris l’habitude de consommer de la quinine – une poudre extraite de l’écorce d’un arbre aux vertus médicinales –, diluée dans de l’eau gazeuse. Pour faire passer son amertume, les troupes ont l’idée d’ajouter à cette eau médicinale une dose de leur ration quotidienne de gin. Ainsi naît le « gin and tonic », vite converti en boisson récréative grâce à la commercialisation d’eaux toniques (dont l’Indian Tonic de Schweppes) prêtes à l’emploi.
Au XXe siècle, d’autres cocktails voient le jour des deux côtés de l’Atlantique, le gin constituant la base des plus raffinés. Parmi ceux-ci, les emblématiques Dry Martini, negroni, Gimlet, Tom Collins ou le trop oublié, mais délicieusement crémeux, Ramos Gin Fizz (gin, jus de citrons jaune et vert, sirop de canne, eau de fleur d’oranger, extrait de vanille, blanc d’œuf, crème fraîche et eau de Seltz).
« Le gin est un des spiritueux les plus faciles à produire, mais l’un des plus difficiles à réussir. » Alexandre Gabriel, maître distillateur de la Maison Ferrand
Le gin s’est ensuite endormi sur ses genévriers, jusqu’à ce qu’une récente fièvre ibérique vienne le réveiller. Alexandre Gabriel le sait mieux que personne, lui qui, au début de Citadelle, peinait à écouler ses bouteilles. Il semble que le gourou culinaire Ferran Adria, du restaurant El Bulli, à Roses, en Catalogne, ait été le premier, à la fin des années 1990, à promouvoir le « gin to » comme un « acte gastronomique ». Des bars tels le Dickens, à Saint-Sébastien, au Pays basque, ou le Xixbar, à Barcelone, ont ensuite popularisé cette façon de servir le rafraîchissant mélange dans un verre ballon, garni de fruits ou d’épices, en privilégiant des gins et des tonics de qualité. Boostées par ce phénomène et le renouveau général de la mixologie, portées par le succès des locomotives comme Hendrick’s (créé en 1999) ou Monkey 47, une multitude de marques se créent. Cette profusion a aussi une raison pratique : pour les distilleries artisanales qui font vieillir des alcools comme le bourbon ou le whisky, il est commode de distiller un alcool blanc, qui rapporte du cash rapidement.
« Le gin est un des spiritueux les plus faciles à produire, mais l’un des plus difficiles à réussir », note cependant Alexandre Gabriel. Si un mauvais gin peut ressembler à du parfum frelaté, les belles bouteilles abondent. Parmi les meilleures marques, beaucoup cherchent à se distinguer en fonction de leur terroir. Des gins japonais tels les excellents Ki No Bi ou Nikka Coffey Gin mettent en avant des notes d’agrumes locaux comme le yuzu et le kabosu, ou des épices telles que le poivre sansho. L’italien Del Professore possède des teintes et des parfums de plantes alpines, l’écossais The Botanist respire celles de l’île d’Islay, quand les distillateurs néerlandais du Schiedam Dry Gin, inspirés par les origines indonésiennes de leur grand-père, privilégient cannelle, girofle et citronnelle. En France, les calvados Christian Drouin réussissent un gin remarquable en utilisant, entre autres, trente variétés de pommes, pendant qu’à Cognac, le G’vine Floraison intègre de la fleur de vigne.
Unique à Paris, le bar du Carmen propose une quarantaine de gins maison issus de macérations inspirées des rhums arrangés. « Nous cherchons à trouver un équilibre entre le gin d’origine et l’ingrédient que nous faisons infuser », explique le patron du lieu, Michael Frojman. Parmi ses best-sellers, les parfums pamplemousse, maté et amarena, mais aussi des saveurs étonnantes comme jasmin, chai masala, poivre de Timut, zaatar ou même criquets au curry… A déguster en gin tonic, Martini et negroni, ou au rythme de créations comme le fidelio (gin à l’écorce de citron, cordial citronnelle, blanc d’œuf, lemon curd et jus de citron), qui donne l’impression de croquer dans un lemon pie.
Source : Le gin à nouveau tonique