Le rhum agricole est une spécialité des Antilles françaises, ici la distillerie de la maison La Mauny, à Rivière Pilote dans le sud de la Martinique.

Le rhum agricole gagne ses lettres de noblesse

Issu de la canne à sucre, le rhum agricole n’est plus cantonné aux classiques ti-punch et planteur. Il séduit les barmen qui en découvrent l’intérêt gustatif pour dynamiser leurs mélanges.

De janvier à juin, la Martinique « fume ». Et la montagne Pelée n’y est pour rien. C’est la saison de la canne à sucre, et avec elle, de la production du rhum. Les sept distilleries de l’île lâchent leurs volutes dans le ciel antillais. En ce début mars, le ballet des camions surchargés de « roseaux à miel » débute à l’aube au fond de la vallée de Rivière-Pilote, au sud de l’île. C’est ici que se trouve la distillerie de la maison La Mauny. Cinq variétés de cannes y sont livrées chaque jour pour être traitées moins de vingt-quatre heures après leur coupe. Dans cette partie méridionale de l’île, une pluviométrie plus réduite qu’au nord (où se regroupe la plupart des autres distilleries) limite les rendements, mais favorise la concentration de sucre. Dans l’usine, les cannes passent sous les couteaux et les marteaux des broyeurs pour livrer un jus beige qui, après filtration, dévale vers les cuves de fermentation.

Alors que les rhums des Caraïbes hispaniques ou anglophones sont distillés à partir de mélasse ou de sirop de sucre, ce jus frais, aussi appelé « vesou », caractérise le rhum dit « agricole », spécialité des Antilles françaises et de la Martinique, en particulier, l’« île aux fleurs » possédant, depuis 1996, la seule appellation d’origine contrôlée du genre.

« Pour résister à trente-six mois – au minimum –en fût de chêne, il faut choisir un blanc bien structuré. Sinon, le bois prendrait le dessus. » Daniel Baudin, le maître de chais de La Mauny

Après addition de levure, le jus de canne a vingt-quatre heures pour se transformer en un « vin » légèrement alcoolisé (5° environ), pétillant dans des odeurs doucereuses. La distillation s’effectue dans la foulée, dans des colonnes à fonctionnement continu, s’élevant en une superposition de plateaux de cuivre aux allures de machine infernale. Chaque colonne signe le rhum de son identité. Une fois le degré d’alcool réduit, une partie est conservée en rhum blanc, une autre est mise en vieillissement pour affiner ses arômes. « Pour résister à trente-six mois – au minimum –en fût de chêne, il faut choisir un blanc bien structuré. Sinon, le bois prendrait le dessus », explique Daniel Baudin, le maître de chais de La Mauny et Trois Rivières (la première a racheté la seconde en 1994).

Jour après jour, il supervise ces évolutions et les assemblages destinés aux produits standards ou à des éditions limitées, comme Le Nouveau Monde (assemblage de douze cuvées de quatre millésimes rares de La Mauny) ou le Triple Millésime (1999-2000-2009) de Trois Rivières. Propriété du groupe Chevrillon, depuis 2012, la maison La Mauny produit du rhum depuis 1820, mais c’est à partir des années 1970 que la marque est devenue l’un des moteurs du changement de statut du rhum agricole.

« Le palais de ces barmen était habitué à des rhums doux et ronds. Ils découvrent que la puissance et la complexité aromatique des agricoles donnent des cocktails plus expressifs. » Joseph Akhavan, du Mabel (Paris 2e)

Longtemps considéré comme une boisson pour travailleur agricole, ce rhum a fini par
s’anoblir, pour atteindre le prestige des meilleurs cognacs. Dans les années 2000-2010, la production des Antilles françaises est pourtant restée à la traîne d’un phénomène international, porté par l’accessibilité sucrée de produits d’Amérique latine (Diplomatico, Zacapa…) et le renouveau des bars à cocktails. Peu présents dans la tradition mixologique anglo-saxonne, les rhums agricoles n’ont pas profité de cet engouement, d’autant que la culture cocktail locale s’est longtemps limitée au ti-punch et au planteur – deux classiques toujours incontournables. La jeune cuisinière et blogueuse martiniquaise Prisca Morjon (Macuisine creole.fr) dévoile le secret de son planteur, un délice : « Une dose de rhum vieux Signature, une dose de rhum blanc affiné en fûts d’acacia, une dose de sirop de gingembre, une pincée de cannelle et de muscade, une pointe de curcuma frais râpé, le tout allongé avec un mélange de jus de fruits exotiques. »

Aujourd’hui, le rhum français entre dans le répertoire des as du shaker. « L’intérêt est grandissant, particulièrement aux Etats-Unis, constate Joseph Akhavan, du Mabel (Paris 2e), bar jouant de 160 références d’eaux-de-vie de canne. Le palais de ces barmen était habitué à des rhums doux et ronds. Ils découvrent que la puissance et la complexité aromatique des agricoles donnent des cocktails plus expressifs. » Lui-même réinvente, par exemple, un daïquiri avec un agricole blanc, le puissant Wouj’ de La Mauny, ou un negroni avec un suave VSOP Trois Rivières en remplacement du gin. « Les cocktails sont une porte d’entrée pour découvrir le rhum », estime Daniel Baudin, qui crée désormais des produits pour les barmen (spiced rhum, rhum ananas…), quitte à s’affranchir des contraintes de l’AOC. « C’est une bonne initiation avant d’apprécier, purs, de vieux millésimes. » Un plaisir que les amateurs peuvent s’offrir sans trop attendre : sous les tropiques, les spiritueux vieillissent trois fois plus vite qu’en Métropole.

Source : Le rhum agricole gagne ses lettres de noblesse