Nutella, Kinder, bientôt Kellogg et Carambar… Comment la famille Ferrero a bâti un empire depuis l’Italie
Ferrero est un géant de l’agroalimentaire mondial, dépassant les 18 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024. Illustration : Aymeline Chemin / Photos: adub85, monticelllo, Viktor, helenedevun, wowinside, Claudio Divizia – stock.adobe.com
RÉCIT – Près de quatre-vingts ans après sa création, l’entreprise familiale du Piémont s’est transformée en un géant de 18,4 milliards d’euros qui absorbe tous les ans un tiers la production mondiale de noisette. Et rachète des concurrents.
Toujours imité, jamais égalé. Depuis plus de six décennies, ses pots arrondis font saliver les gourmands. Qui n’a pas dégusté des tartines et des crêpes au Nutella, ou n’en a pas mangé, plus ou moins en cachette, à la petite cuillère ? Grâce à sa recette mêlant savamment sucre, noisette, cacao, lait et huile de palme, la marque reste la reine de la pâte à tartiner. Et ce malgré les offensives de Milka, Andros, Nestlé ou de son compatriote italien Rigoni di Asiago avec le Nocciolata.
Fort de ce succès planétaire – on peut manger une crêpe au Nutella en Thaïlande -, son propriétaire italien Ferrero n’a jamais eu autant faim de croissance. À l’heure où les poids lourds de l’agroalimentaire se scindent en deux, vendent des marques, voire sortent de certains métiers, le groupe familial a racheté le 10 juilletle géant américain des céréales WK Kellogg (Corn Flakes, All-Bran, Krispies.), pour 2,6 milliards d’euros. Le lendemain, il est repassé à l’offensive, en entrant en négociations exclusives avec le fonds Eurazeo pour intégrer à son portefeuille les célébrissimes Carambar, Poulain, Krema, Lutti ou Michoko (groupe CPK).
De quoi lui permettre de compléter sa collection d’une quarantaine de marques, qui va de Kinder à Ferrero en passant par Mon Chéri, Tic Tac ou Delacre. « Ils ont une stratégie très volontaire depuis dix ans pour étendre leur présence dans les supermarchés, tout en restant dans des catégories plaisir. N’étant pas coté, ils peuvent garder cette stratégie de long terme, malgré un environnement compliqué pour les produits de grande consommation», explique Jean-Philippe Bertschy, analyste spécialiste de l’agroalimentaire chez Vontobel.
Aujourd’hui, Ferrero est un géant de l’agroalimentaire mondial, dépassant les 18 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024 (exercice clos fin août). À titre de comparaison, celui de Danone était de 27 milliards l’an passé. Présent dans 170 pays et désormais troisième confiseur mondial (derrière Nestlé et Mondelez), le groupe italien emploie dans ses 37 usines et 50 filiales, près de 50 000 personnes dans le monde.
Une saga familiale
Tout a commencé pourtant modestement, en 1946, à Alba, dans le nord de la péninsule. La rareté du chocolat dans l’Italie d’après guerre pousse deux frères, Giovanni et Pietro Ferrero, à développer, dans la pâtisserie familiale, une recette de pâte chocolatée, moins riche en cacao mais dense en noisettes, qui abondent dans le Piémont : la « supercrema » est née. Le fils de Pietro, Michele, prend les commandes de l’entreprise à la mort de son père, en 1949. C’est lui qui transforme une PME familiale en grande entreprise florissante, à coups d’innovations, de sens aigu du marketing et de savoir-faire industriel. En 1964, il rebaptise la « Supercrema » Nutella.
Quatre ans plus tard, Michele, toujours aussi entreprenant, élargit la gamme. Le groupe commercialise ses premiers chocolats Kinder, sous forme de barres, appelés à devenir une autre poule aux œufs d’or. Très tôt aussi, ce grand capitaine d’industrie voit plus loin que l’Italie. Une première usine est construite en 1956 en Allemagne, puis une autre en France à la fin des années 1950, lorsque le groupe rachète une ancienne usine textile à Villers-Écalles (Normandie). Celle-ci est aujourd’hui un des sites les plus importants pour Nutella et Kinder Bueno, assurant 25 % de la production mondiale de la célèbre pâte à tartiner.
Le développement de la grande distribution à partir des années 1960 est un phénomène qui n’échappe pas à la famille Ferrero. En 1969, le groupe se lance à l’assaut des présentoirs des caisses des hypermarchés, avec les petits bonbons Tic Tac. En 1974 naît un autre produit star, les œufs surprises, puis, en 1995, les gaufrettes Kinder Bueno. En 1982, enfin, les fameux Ferrero Rocher sont créés, venant compléter la longue liste d’innovations du roi italien du chocolat.
Cette inventivité fait à chaque fois mouche, en Europe, bien sûr, mais aussi en Amérique, en Afrique, en Australie et en Asie du Sud-Est. Face aux conglomérats des produits de grande consommation (Nestlé, Danone, Unilever…), le Petit Poucet d’Alba tient à sa singularité. Il se tient soigneusement éloigné des sirènes de la Bourse. Des rumeurs le marient régulièrement avec Nestlé ou Mars dans les années 2000 ou le voient racheter son concurrent anglais Cadbury. Mais pas question à l’époque de renier l’ADN du groupe familial, qui donne la priorité aux produits maison. Michele Ferrero se refuse à toute acquisition ou incursion en dehors des marques du groupe.
Diversifications et croissance externe
L’inflexion vient après le décès de Michele Ferrero, en 2015. La troisième génération, incarnée par Giovanni Ferrero, prend, dès 2011, les commandes du chocolatier. Le discret quinquagénaire est l’artisan d’un double mouvement qui fait changer le groupe de dimension. D’abord, il « étire » ses marques, pour les faire rentrer dans de nouveaux rayons. Biscuits au Kinder ou au Nutella (avec le carton B’Ready), glaces Ferrero Rocher et Kinder, Nutella à la cacahuète ou végan… Les innovations fleurissent. À chaque fois préparées dans le plus grand secret pendant deux à trois ans, peu d’entre elles manquent leur cible.
En parallèle, le groupe, qui a dépassé les 8,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2015, s’autorise à faire de la croissance externe. Une révolution. Ferrero croque d’abord le chocolatier britannique Thorntons en 2015, puis le biscuitier belge Delacre en 2016. L’objectif est clair : se diversifier via de petites acquisitions, dans des catégories proches de son métier d’origine.
Ferrero entend aussi vivre son rêve américain, pour rivaliser avec Nestlé, Hershey, Lindt ou Mondelez. Pour accélérer son développement à l’international, la famille place pour la première fois en 2017 un patron qui n’est pas issu de ses rangs, Lapo Civiletti. Celui-ci mise outre-Atlantique sur de belles endormies comme les chocolats Fannie May en 2017, les confiseries de Nestlé en 2018 pour 3 milliards d’euros, puis les biscuits et snacks Kellogg en 2019 pour 1,15 milliard d’euros et enfin ses céréales Kellogg (en 2025). À ces marques mondiales, il ajoute des rachats de pépites locales, comme Michel & Augustin en France en 2023. Au total, en dix ans, le groupe aura doublé de taille.
Une noisette sur trois produites dans le monde
Cette hypercroissance ne s’est pas faite sans embûches. Conséquence du succès fulgurant de son Nutella, Ferrero achète tous les ans un tiers la production mondiale de noisette. Pour assurer ses immenses besoins et répondre aux critiques de certaines ONG, le groupe acquiert en 2014 un de ses fournisseurs ; le turc Oltan. C’est un moyen de sécuriser ses volumes et de répondre à ceux qui pointent du doigt les conditions de production dans certaines exploitations turques, d’où est issue 70 % de la production mondiale. L’année suivante, Ferrero crée sa propre Hazelnut Company, une division où 3000 personnes travaillent sur un approvisionnement plus vert de ce fruit à coque.
Cette intégration verticale (le groupe a une dizaine de fermes de noisettes dans le monde) lui permet surtout de tester de nouvelles techniques agricoles et de développer de nouvelles origines, pour réduire le risque climatique. Comme en 2014 et en 2021, quand de mauvaises récoltes en Turquie ont fait flamber les prix.
Huile de palme et lutte contre l’obésité
Le groupe essuie aussi de nombreuses controverses, notamment sur l’huile de palme, qui entre dans la composition de son Nutella (20 % de la recette). Une composition qu’il s’est toujours refusé à modifier, même si beaucoup de ses concurrents misent, eux, sur l’absence de cet ingrédient accusé d’accélérer la déforestation.
Là aussi, Ferrero prend le sujet à bras-le-corps. Par exemple en attaquant tous ceux qui dénigrent sa recette, comme ce concurrent ayant utilisé un orang-outan dans une de ses publicités. Ferrero perdra finalement la bataille judiciaire. En revanche, ses efforts pour un approvisionnement en huile de palme 100 % durable porteront leurs fruits. En 2020, le groupe réussit le tour de force d’être reconnu par la puissante ONG WWF comme meilleur élève sur le sujet.
Accusé de contribuer à l’obésité chez les plus jeunes, Ferrero choisit de communiquer sur une consommation responsable plutôt que de diminuer le sucre ou le gras présent dans ses confiseries comme le font ses concurrents. Ainsi ses Kinder Bueno sont présentés en deux gaufrettes séparées, en cas de petite faim.
En 2022, même la contamination de certains de ses chocolats Kinder à la salmonelle ne perturbe que temporairement le groupe, passé maître dans l’art d’entretenir la proximité avec ses clients. À Alba viennent régulièrement des goûteurs officiels des prototypes de Nutella. L’engouement peut être paroxystique : en 2018, lorsque des Intermarché de l’est de la France ont mis en place des méga-promos de Nutella, on a frôlé l’émeute. Les marques de Ferrero sont incontournables pour les consommateurs – même pendant la poussée inflationniste des années 2022 et 2023, ils n’y ont pas renoncé -, et accompagnent plus que jamais les fêtes de fin d’année et de Pâques. Récemment, le groupe a encore annoncé un investissement de 100 millions d’euros dans son usine de Villers-Écalles, pour pouvoir répondre à la demande croissante. La saga Ferrero est très loin d’être terminée.