Sébastien Bazin est confiant dans les perspectives d’Accor, le champion français de l’hôtellerie qu’il dirige depuis cinq ans. Il s’inquiète, en revanche, du « manque de leadership européen », alors que « le monde devient de plus en plus illisible ».

En cinq ans, qu’est-ce qui a le plus changé dans l’hôtellerie ?

Le consommateur a pris le pouvoir. Il a désormais accès de façon instantanée et transparente à plus d’offres, plus d’informations. Il est en capacité de faire un choix clair. Le prix reste bien sûr important, mais les attentes ont évolué et la clef est de plus en plus l’expérience de la marque. En conséquence, notre métier est devenu beaucoup plus exigeant et la notion de taille, d’échelle est devenue plus importante pour réussir.

Pourquoi la taille est-elle si importante ?

La bataille est aussi devenue technologique et, dans ce domaine, les enjeux comme les investissements sont colossaux. Le nerf de la guerre, c’est désormais la data, l’information sur les clients. Pour les séduire, les retenir et répondre à leurs attentes, nous devons mieux les comprendre et continuer à maîtriser notre destin. Nous ne pouvons pas simplement dépendre de géants comme Google, Booking, Expedia, WeChat, AliPay ou d’autres qui nous vendent des mots-clefs ou perçoivent des commissions. Et pour collecter un maximum de data, il faut multiplier les points de contact et d’interaction avec nos clients, locaux et internationaux.

C’est pour cela que vous investissez dans l’Accor Hotel Arena, les services de conciergerie, la restauration ou d’autres diversifications ?

Amazon a un contact avec ses clients environ deux fois par semaine. Facebook, trois à quatre fois par jour. Si vous avez un compte WeChat Pay, vous allez l’utiliser une dizaine de fois par jour. Dans l’hôtellerie, nous n’avons que quelques interactions par an avec un même client. L’enjeu le plus important est donc d’élargir notre toile. Nous avons un avantage sur tous ces acteurs digitaux, aussi puissants soient-ils. Eux n’ont jamais rencontré leurs clients. Nous sommes plus petits et moins technologiques mais nous avons accès à une information chaude, humaine, alors que leur donnée est froide, technologique. Il faut valoriser cette différence de connaissance et de relation avec nos clients. Cette stratégie nous a permis de multiplier les points de contact. Il faut encore faire la preuve que cela peut contribuer de façon significative à notre croissance et notre rentabilité, mais le risque que nous avons pris est mesuré. Ces métiers adjacents dans lesquels nous avons investi représentent moins de 10 % de nos investissements ces dernières années. Cette prise de risque est assumée et indispensable.

Pourquoi y a-t-il tant de concurrence dans votre secteur ?

Le secteur du voyage représente plus de 10 % du PIB mondial. Le tourisme, c’est 350 millions de personnes, un emploi sur 10 dans le monde. C’est une industrie d’une formidable visibilité, en croissance, mondiale et rentable. Et donc beaucoup veulent y participer.

La Chine tire la croissance. Du coup, les géants de demain seront sans doute chinois ?

La Chine est en passe de devenir le premier marché domestique au monde, et, chaque année, 140 millions de Chinois voyagent à l’étranger. La croissance chinoise va se poursuivre sur le plan domestique comme à l’international dans la mesure où seuls 10 % des Chinois ont aujourd’hui un passeport. Le fort développement hôtelier en Chine est la parfaite réplication du marché américain entre 1970 et 2000. L’hôtellerie mondiale comporte en fait trois grands blocs aujourd’hui. Le marché chinois, qui est encore relativement atomisé et compte trois grands acteurs domestiques ; un marché américain qui est, lui, concentré dans les mains de cinq opérateurs ; enfin, tous les autres continents où le groupe Accor, présent dans 100 pays, est le leader incontestable.

La demande a-t-elle changé de nature ?

Il y a, bien sûr, le développement d’Airbnb, qui nous a poussés à enrichir notre offre avec, par exemple, notre concept Jo & Joe [une version moderne de l’auberge de jeunesse, NDLR]. Nous vendons au lit et nous proposons une expérience originale. On assiste aussi au développement du segment Lifestyle. Des hôtels moins standardisés, qui ressemblent aux villes dans lesquelles ils sont. Des hôtels ouverts sur la cité avec une offre de bar et de restauration qui n’attire pas que les voyageurs mais aussi les « locaux ». Ce segment représente 2 % de l’offre mais 10 % des projets en cours de développement. Et Accor a su prendre ce virage beaucoup plus tôt que ses concurrents. Nous avions une marque Lifestyle, il y a quatre ans, nous en avons douze aujourd’hui et sur tous les segments de prix.

AccorHotels a-t-il aujourd’hui la taille critique ?

La transformation du groupe est derrière nous. Les fondations du groupe sont extrêmement solides : taille du groupe, talents, marques, leadership, technologie et croissance de ses résultats. Accor a une proposition vis-à-vis de ses propriétaires et de ses clients sur tous les segments, sur pratiquement tous les marchés. A partir de ces fondations, nous pouvons construire un édifice de 10, 15, 50 étages.

Vous avez vainement proposé une alliance avec Air France KLM. Des regrets ?

Je n’ai aucun regret et notre analyse n’a pas changé. Air France a tous les atouts et s’en sortira. C’est la plus belle société aérienne au monde et l’opérateur de trois des plus grands aéroports européens. Mais c’est une société qui souffre d’un manque de vision claire et d’écoute de son personnel et d’une gouvernance complexe. Or nous sommes dans le même univers, 80 % de leurs enjeux sont les nôtres. C’est pourquoi, j’ai pensé qu’il pouvait être opportun de mutualiser des réponses sans pour autant mettre Accor en risque, car nous avions un club de partenaires prêts à nous accompagner. Au-delà d’Air France KLM, une alliance avec un partenaire aérien dans la data, les programmes de fidélité reste toujours pertinente.

Les tensions géopolitiques sont-elles de nature à affecter la croissance du tourisme mondial ?

Autant notre industrie est de plus en plus lisible, autant le monde devient de plus en plus illisible. Notre chance, une très forte résilience, puisque les deux tiers de notre activité sont liés au développement du tissu économique local. C’est vrai au Brésil, c’est vrai en Inde, c’est vrai en France… Nous bénéficions aussi d’une très grande diversité de nos résultats. La France reste, certes, notre premier pays représentant 20 % de notre réseau, devant la Chine, l’Australie, l’Allemagne et le Brésil, avec une part respective de 7 %. Mais nos vingt premières villes en termes de contribution représentent ensemble moins 20 % de l’activité. Notre deuxième atout, c’est que la moitié des voyageurs internationaux viennent en Europe, où Accor est très largement présent. Et si un problème se pose dans un pays, le voyageur change de ville de destination, mais il ne change pas de continent. Après, en tant que citoyen, ce qui m’inquiète, c’est le manque de leadership européen. Il faut que l’on bouge ! Je souhaite qu’Accor joue son rôle à plein.

Que vous inspire la crise des gilets jaunes ?

Ces images qui ont fait le tour du monde ne font de bien à personne, ni à ceux qui entendent porter des demandes légitimes ni à notre pays qui avait retrouvé sur la scène internationale une aura et une puissance aujourd’hui ternies. Dans le monde politique comme dans celui de l’entreprise, il ne suffit pas de partager un diagnostic, de séduire des électeurs, des actionnaires, des partenaires ou des équipes, il faut être capable de convaincre, de faire adhérer, sinon vous vous retrouvez étrangement seul. Je crois aux vertus du dialogue, même quand les points de vue sont éloignés. C’est en allant vers l’autre, en faisant ces deux mètres qui nous séparent d’un actionnaire, d’un collaborateur, d’un propriétaire, d’un client et qui font toute la différence que l’on trouve des solutions et que l’on peut régler les problèmes. Savoir franchir ces deux mètres de distance fait toute la différence.

Le Brexit doit vous désoler…

C’est un immense gâchis. Je suis de ceux qui souhaiteraient un nouveau référendum avec un nouveau projet de traité. Accor n’a jamais quitté un pays, que ce soit pour des raisons économiques ou politiques. Nous sommes souvent un employeur important et cet ancrage local fort nous confère une responsabilité de long terme dans les pays dans lesquels nous sommes implantés, surtout lorsqu’ils traversent des difficultés.

Il y a une forme de protectionnisme dans le monde. L’Europe n’est-elle pas victime de son ouverture ?

Nous avons, je pense, été longtemps aveugles, d’une incroyable naïveté en acceptant de laisser une dizaine de géants du numérique américains et chinois dominer le monde. Nous n’avons pas su créer les condit ions de l’émergence de champions européens. Pour autant, je suis contre le repli sur soi et la montée actuelle du protectionnisme est forcément inquiétante.

Que pensez-vous un peu plus d’an plus tard la politique touristique du gouvernement ?

Un conseil interministériel dédié au tourisme et présidé par le Premier ministre a été mis en place et il fonctionne très bien. Nous nous réunissons quatre fois par an. Les décisions sont communes. La BPI et la Caisse des Dépôts jouent à plein leur rôle d’investisseur. En revanche, notre industrie a toujours autant de mal à recruter. Aujourd’hui, l’hôtellerie et la restauration en France, c’est 100.000 emplois non pourvus. Il existe pourtant des solutions : accueillir des migrants, rendre nos formations diplômantes, tendre la main aux quartiers en difficulté. Les acteurs de l’hôtellerie et de la restauration et les pouvoirs publics travaillent ensemble sur ces sujets.

Que vous inspire l’affaire Ghosn ?

Je n’ai rencontré Carlos Ghosn qu’une seule fois et je ne peux pas me prononcer sur le fond de ce dossier que je ne connais pas, mais j’ai trouvé assourdissant le silence du monde des affaires et ce lynchage médiatique est honteux. Il a créé le premier groupe automobile mondial. Il s’est donné un mal de chien et, du jour au lendemain, il n’est plus rien. Et tout cela alors que nous n’avons, à ce stade, aucune information officielle. Il ne faut pas mettre au pilori qui il est et ce qu’il a largement contribué à créer.

Lors de votre dernier séminaire investisseurs, il n’a pas été du tout question de réchauffement climatique, de développement durable. Ce n’est pas un sujet pour vous ?

J’observe aussi que nous n’avons pas eu de questions à propos de Booking ou de Airbnb qui sont pourtant, comme le développement durable, au coeur de la transformation de notre industrie. Les investisseurs s’intéressent à ces sujets et reconnaissent que nous avons bougé. Nous voulons réduire notre empreinte environnementale en rendant nos hôtels « zéro carbone » et en faisant en sorte d’avoir des bases logistiques qui soient les plus proches possible des hôtels. Nous avons aussi introduit, il y a quatre ans, dans notre programme de fidélité un « incentive » pour nos clients qui ne souhaitent pas faire laver leurs serviettes et draps tous les jours. Les économies de détergent et d’eau nous permettent de planter 2.000 arbres par jour, soit 20 millions depuis le lancement de notre programme « Plant for the Planet » il y a quinze ans.

Son actualité

Un peu plus de cinq ans après avoir dévoilé un premier plan stratégique, Sébastien Bazin a récemment renouvelé l’exercice devant la communauté financière, et tiré un premier bilan. Le champion français de l’hôtellerie (4.681 établissements sous enseigne à la fin septembre, soit 685.000 chambres) a achevé sa transformation en cédant son pôle immobilier et en s’ancrant résolument dans le haut de gamme avec les acquisitions des chaînes Raffles, Fairmont et Swissôtel. AccorHotels doit désormais poursuivre son développement à un niveau record. A moyen terme, il ouvrirait de 350 à 375 hôtels par an, soit plus de 50.000 chambres. Le groupe entend doubler son excédent brut d’exploitation d’ici à 2022 par rapport à 2017, le portant à terme à 1,2 milliard d’euros.