L’implacable diagnostic de l’empereur du vin sur la crise du Bordeaux

Acteur clé du vin, propriétaire de multiples vignobles dans le monde et seul à détenir quatre grands crus classés dans le Bordelais, Bernard Magrez stigmatise les rigidités d’un système et trace des pistes pour en sortir.

Le vin a raté le coche des nouvelles habitudes de consommation. Les jeunes générations préfèrent la bière et les spiritueux. Ils commandent plus volontiers un cocktail que du vin pour accompagner leurs repas au restaurant. Appellations multiples et rayons complexes, la chute des ventes en GMS semble ne pas pouvoir s’enrayer. Le vin rouge fait les frais de la crise.

En dix ans, le blanc et le rosé ont pris sa place. Ils représentant à eux deux 58 % des ventes en volume et 53 % du chiffre d’affaires. La crise a atteint une telle ampleur que le Bordelais s’est résigné à arracher près de 10 % de son vignoble. Bernard Magrez, 88 ans, un acteur clé du monde du vin, propriétaire de 733 hectares de vigne dans le monde et quatre grands crus classés Pape Clément, La Tour Carnet, Fombrauge et Clos Haut-Peyraguey dans le Bordelais, porte un regard sévère sur le monde du vin en France. Il part à la conquête de nouvelles parts de marché et explique comment dans un entretien accordé aux « Echos ».

Le vin rouge a-t-il encore un avenir ?

La situation est complexe. On boit mieux mais on boit moins. Cela n’est pas tout à fait nouveau. Cela a commencé avec les campagnes autour de l’alcool, la prévention routière, les mises en garde sanitaires. A cela, il faut ajouter que les jeunes de moins de 30 ans ont d’autres priorités que le vin pour passer un bon moment. Il s’est créé un univers concurrentiel et avec lui ont émergé des attentes nouvelles. Le consommateur aime la nouveauté, ce que ni Bordeaux ni le vin en général n’ont proposé. Les crus classés fonctionnent sur le même schéma depuis toujours. Aucune innovation en 150 ans. Le château, le premier vin, le deuxième vin, le troisième vin, le quatrième vin alors que pendant ce temps à l’étranger, ils innovent, ils font des marques et gagnent en souplesse.

Le vin de Bordeaux ne paie-t-il pas un lourd tribut à la notation de l’américain Robert Parker ?

Les vins tanniques, voire boisés comme ceux que Robert Parker a encouragés et récompensés sont déroutants pour des personnes qui découvrent le vin. Ils accrochent l’intérieur de la bouche et surprennent les papilles des néophytes. Inconsciemment ou pas, ces personnes se demandent ce que ces vins-là vont faire à leur tube digestif. La communication hygiéniste a eu un rôle dissuasif incontestable. Leur goût est un obstacle, mais le degré alcoolique aussi, du fait de la répression au volant et des préoccupations en matière de santé.

Les jeunes boivent de la bière, des cocktails. Ce n’est pas l’alcool en tant que tel qui leur pose problème…

Les jeunes générations ont besoin de se démarquer. Elles voient le vin comme la boisson de leurs pères voire de leurs grands-pères. C’est une des raisons de leur manque d’intérêt pour le vin. La suffisance des Bordelais, qui a consisté à dire aux gens que s’ils n’aimaient pas le bordeaux c’était parce qu’ils n’y connaissaient rien, a permis que d’autres passent devant nous. Cette suffisance, on nous la reproche à l’étranger, et elle n’a pas échappé à nos concurrents, les Italiens et les autres qui savent s’en servir. Regardez le succès du prosecco. Les Italiens ont tout de suite compris l’extraordinaire parti commercial qu’ils pouvaient tirer de l’engouement pour ce pétillant. Ils n’ont pas perdu leur temps à se demander si le prosecco répondait à tel ou tel canon de la typicité ou si l’INAO était d’accord. Résultat, ils en vendent 660 millions de bouteilles par an. C’est plus de deux fois plus que le champagne.

Il faut lancer des vins qui conotent la légèreté, moins forts en alcool, moins chargés en tannins, plus faciles à boire.

Que faire ?

On doit impérativement innover. Dans tous les vins mais particulièrement dans le Bordelais . Il faut lancer des vins qui conotent la légèreté, moins forts en alcool, moins chargés en tannins, plus faciles à boire. Des vins qui coulent tout seuls, qui ont un goût agréable et qui caressent la gorge comme le châteauneuf-du-pape ou les côtes-du-rhône, que la syrah rend désirables. J’ai créé un vin moins alcoolisé à 12 degrés, sous l’étiquette Bernard Magrez La Croix de Peyrolie en indiquant qu’il s’agit d’un nouveau style. Lidl en vendu 200.000 bouteilles en un rien de temps. On en prépare un autre à 9 degrés. En Chine, à Qingdao, nous produisons un blanc et trois rouges. Je suis sûr que ces vins vont avoir du succès, parce qu’ils sont nouveaux. Le neuf est source d’émotions.

Vous êtes très sévère à l’égard des grands crus classés. Vous en avez vous-même quatre, dont le Château Pape Clément. Ils ont été rattrapés par la crise. Comment y remédier ?

Très prochainement nous allons sortir un Château Pape Clément de très belle qualité, qui s’appelle PC4. Il offre les quatre meilleurs millésimes de Pape Clément dans la même bouteille. On va faire la même chose, à un prix moindre avec notre autre cru classé, Château Carnet dans le Médoc, à partir des raisins exceptionnels que l’on peut trouver sur quelques ares dans chaque grande propriété. Ce ne sera pas plus de 2 ou 3.000 bouteilles. En Toscane, il y a des vins qui se vendent bien plus chers que les grands crus classés de Bordeaux. Dans la Napa Valley aussi ou en Australie chez Penfolds . Ces propriétés-là profitent des cinq Fashion Week dans le monde pour sortir trois produits d’exception, en très petits volumes, comme on sort une robe et mettre en valeur leur singularité.

Les distributeurs me demandent régulièrement pourquoi il n’y a pas de marque dans le vin. Le consommateur a besoin de repères.

Faut-il repenser le système des appellations en France ?

Il y a 907 vins différents dans un hypermarché et 500 dans un supermarché. Ce sont des mètres et des mètres de linéaires, alors que les enseignes gagnent peu d’argent sur le vin et encore moins avec les foires aux vins. Les distributeurs me demandent régulièrement pourquoi il n’y a pas de marque dans le vin. Le consommateur a besoin de repères. Quand il est dans le rayon vin il ne sait pas pourquoi une bouteille est plus chère que l’autre. Et encore moins si le contenu va lui plaire. Au final il y a cette dimension anxiogène dans le vin.

La situation actuelle du vin est-elle angoissante ?

La situation actuelle du vin est angoissante et le sera tant qu’on n’aura pas trouvé la clé pour en sortir. Il faut se battre et faire preuve d’imagination. Il n’est pas interdit de recourir à l’intelligence artificielle et de faire travailler des algorithmes qui rendent le vin plus désirable qu’il ne l’est devenu.

Vous détenez seul un empire de 733 hectares de vignes dans le monde. Vous êtes seul propriétaire de 4 grands crus classés dans le Bordelais. Vous pratiquez l’oenotourisme. Envisagez-vous d’ouvrir votre capital ou de le céder ?

Le vin c’est ma vie. Je suis propriétaire à 100 % de l’ensemble de la Maison Magrez Grands Vignobles, d’une valeur se situant entre 1,2 et 1,3 milliard d’euros. Ma préoccupation dans cette période difficile est de prendre des parts de marché en augmentant mon équipe de commerciaux et en ciblant la communication sur les huit pays importateurs de grands crus classés. Le monde entier ne produit pas de vin. C’est une chance inouïe. Je souhaite ouvrir mon capital, mais ce n’est pas un besoin immédiat. J’ai mis trois chasseurs de têtes de niveau mondial en concurrence pour recruter un directeur général, qui me remplacera le jour venu. Mon entreprise n’est pas à vendre.

Par Marie-Josée Cougard – A retrouver en cliquant sur Source

Source : https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/limplacable-diagnostic-de-lempereur-du-vin-sur-la-crise-du-bordeaux-2120068